Charlotte Charbonnel

par Ilan Michel

Larmes de la terre

Le Creux de l’Enfer, Thiers, 12.06-26.09.2021

L’air est moite au Creux de l’Enfer, et cette sensation sied bien aux œuvres de Charlotte Charbonnel. L’artiste a fait de l’ancienne usine de coutellerie la succursale des entrailles de la terre. Avant même d’accéder au centre d’art, l’oreille est assourdie par les fracas du barrage de la Durolle situé au pied du bâtiment. À l’intérieur de l’édifice de brique et de granit, le son étouffé de la rivière laisse place à la fraîcheur et au silence d’une caverne de Luna Park abandonnée. De grandes traînées de pouzzolane, entière ou sablonneuse, récoltées sur les pentes des volcans, donnent l’impression d’arpenter une mine tout juste désaffectée. Des concrétions jalonnent les plages de sable noir jusqu’à former un grand pilier stalagmitique au fond de l’espace. Les différents îlots formés par les monticules de poussière obligent à reconsidérer le sol et notre avancée, ainsi que l’artiste l’avait mis en scène à la Backslash Gallery en 2018 pour « Paléomancie ». Des perspectives se créent, agrandissent le lieu pourtant accolé à la falaise. L’environnement ferait presque oublier les poulies rouillées encore fixées au plafond, et encore plus les grandes fenêtres qui semblent retenir la lumière à dessein. Cette cendre volcanique est parsemée de flaques de métal solidifié (Molybdomancies, 2021). L’opération tient de l’alchimie, ou plus précisément d’une pratique divinatoire nommée « molybdomancie », que l’artiste revisite depuis 2018. La méthode consiste alors à immerger du plomb en fusion dans de l’eau et à interpréter ses réactions, ses sifflements et la forme obtenue. En apprentie laborantine, l’artiste en a légèrement infléchi le processus. Elle déverse dans la Durolle les coulées d’argent, d’aluminium ou d’étain, les propriétés de chaque métal dilatant ou contractant le matériau lors de sa solidification.

Si les légendes de trésors enterrés jalonnent le Puy-de-Dôme, du contrebandier Mandrin à une rivière de saphir d’origine volcanique, c’est Le Guide de la France mystérieuse (1964) qui a enclenché l’imaginaire de l’artiste. Dès lors, les lois de la physique adoptent les contours de la magie, et l’on se souvient des joyaux qui seraient dissimulés au fond de la vallée, réinventés ici comme par enchantement. À l’extrémité de l’espace, en faisant volte-face, le visiteur se trouve sidéré par la projection monumentale d’un écoulement de matière visqueuse ralenti au rythme de mille images par seconde. Adaptée au mur de l’ancienne coutellerie, l’image donne l’illusion que la coulée de lave émane du sommet de la bâtisse – vue microscopique de la fusion de roche menée avec la fonderie Fusions, tout près de Riom. Ce « prélude » aux Larmes de la terre (2021) introduit le temps géologique et convie le spectateur au grand mystère : la transformation invisible du manteau terrestre en coulée de lave, sa vaporisation puis sa solidification. Si l’environnement créé au rez-de-chaussée évoque une chambre souterraine à peine assourdie, l’étage rend sensible les tremblements précurseurs de l’éruption. Le plateau d’exposition est en réalité séparé en deux parties. D’une part, la suite de l’installation vidéo et sonore, plongée dans la pénombre ; de l’autre, une forme de cabinet d’étude qui réunit les résultats des expériences menées par l’artiste avec l’acier et les scories volcaniques. Dans le premier cas, c’est à un dispositif d’hypnose que nous avons affaire. L’obstruction des ouvertures par des panneaux métalliques ajoute à la sensation de touffeur de l’air et concentre le regard vers la vidéo. Les plans en mosaïque qui y défilent tirent parti de l’alternance entre les vues aériennes de Java et les gros plans sur les flux de pouzzolane, des changements d’échelle et des va-et-vient entre les fumées et le magma, tandis qu’un grondement sourd fait ressentir la vibration du volcan.

À côté de ces effets de saturation visuelle et sonore largement répandus dans les arts numériques, le cabinet de curiosités présenté dans le second espace ne cesse de charmer par la variété des essais et des prototypes qui s’y déploient, tant les processus sont complexes – même si compréhensibles car matériels. Les lames assemblées en tiges suspendues datent de sa première résidence à Thiers, en 2019, au sein de la coutellerie Dozorme spécialisée dans l’acier Damas (Nucleus (variation), 2019-2020). Les contreformes récupérées, aux allures de flèches, offrent à l’œil des reflets cinétiques obtenus par les couches de métal pliées et forgées selon le principe du feuilletage. Alors qu’à l’époque, les tiges suintantes étaient fichées dans la roche de la grotte du Creux de l’Enfer, l’agencement actuel souligne la verticalité sur laquelle repose tout le parcours d’exposition, métaphore de la cheminée du volcan. Accrochées aux voûtes en berceau, des sphères articulées en inox inspirées d’instruments astronomiques maintiennent en leur centre des bombes volcaniques (Aérolithes, 2021). Quand on s’en approche, les coupes de roches basaltiques disposées en éclaté font apparaître un noyau plus clair, fragment de la croûte terrestre elle-même. Au travail mené avec un laboratoire universitaire de pointe à Clermont-Ferrand, Charlotte Charbonnel choisit de donner une forme surannée, celle de sphères armillaires utilisées depuis l’Antiquité pour figurer le mouvement des astres autour de la Terre. Ce parti-pris dit à la fois la fascination pour une esthétique précieuse et archaïque de l’état de la science, mais surtout les tâtonnements de cette enquête géologique, comme si tout était toujours à reprendre depuis le début. Quand l’artiste choisit de rendre compte de l’expérience sous une forme photographique, elle ne fait pas autre chose (Série de lames, 2021). Les tirages couleur et au collodion humide de fines lames de pouzzolane habituellement glissées dans les microscopes témoignent de la capacité de procédés optiques séculaires à sonder la nature immatérielle de la métamorphose.

Toutes les images : Vue de l’exposition Larmes de la terre, Charlotte Charbonnel. Le Creux de l’Enfer, 2021. Crédit Vincent Blesbois


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