Etienne Bernard & Céline Kopp
À l’image de Ghassan J. Hage, auteur dont l’ouvrage Le Loup et le Musulman figure en bonne place dans la bibliothèque de cette édition des Ateliers de Rennes – Biennale d’art contemporain et fait le lien entre la peur des migrants et celle des déchets, les œuvres qu’on rencontre à Rennes font pour la plupart le pari adroit de relier entre elles plusieurs des grandes thématiques d’actualité, que ce soit dans le monde de l’art comme dans celui des médias généralistes : racisme, sexisme, crise environnementale, capitalisme, domination et colonisation. Moyennant quoi cette biennale parle de collectif sans communautarisme, et laisse exister les œuvres sans les étouffer sous un cadre thématique rigide. Comment ? Sans doute parce que chacun des artistes présentés parle avant tout de ce qui le fait souffrir, dans sa singularité. Or, et c’est le pari des deux commissaires Céline Kopp et Etienne Bernard, rencontrés sur une terrasse parisienne par une journée d’octobre particulièrement chaude, cette souffrance peut aussi être belle et terrible quand elle est partagée, à l’image du mythique cri de la chanteuse Abbey Lincoln sur le disque We Insist: Freedom Now! de Max Roach, sur lequel s’ouvre notre discussion. Tout d’abord, il y a ces cris annoncés dans le titre de la manifestation : « À Cris Ouverts ». Mais alors, qui crie, à Rennes ? Est-ce que ce sont les artistes, ou le monde entier qui hurle ?
Céline Kopp : Cette 6e édition ouvre 10 ans après la crise financière de 2008. Le monde a changé, la foi dans les métriques d’une croissance infinie a été ébranlée. Il y a l’urgence climatique. Nous avons voulu penser à notre mode d’habitation du monde, de l’exploitation des ressources et des rapports de domination aux systèmes de création de valeur. Les artistes n’ont pas attendu aujourd’hui pour poser ces questions. Pour vous, ce cri est déjà un hurlement ? Il y a de ça, c’est évident… Mais avant tout, qu’est-ce qu’un cri ?
Etienne Bernard : Un cri c’est un son qui fait irruption dans le réel. C’est une brèche.
CK : Le cri n’est pas propre à l’homme d’ailleurs. Ça opère hors grammaire, et ce n’est pas toujours un hurlement. Ça peut être un cri de joie. Il y a la tonalité, la durée. C’est ce que Jean-Marc Ballée a réussi à créer pour le graphisme de la Biennale.
EB : Ça peut être un cri de douleur.
CK : C’est la vie en fait. La vie, ça commence par le cri.
EB : Le cri, c’est aussi l’expression par excellence.
CK : Le cri est souvent pensé en antithèse avec le langage. Il y a un côté « non éduqué » en opposition avec la maîtrise du verbe et de l’étiquette. Un truc qui peut surgir, non régulé et qui peut déranger. Le cri, en fait, c’est un « autre » qu’on ne contrôle pas et ça peut faire peur. Ce n’est pas un hasard si c’est un sujet pour les Black Studies, comme l’improvisation. Ces notions sont souvent racisées, comme ce qui est du domaine de l’irréfléchi, du corporel, du désordre. On s’est intéressés à la capacité émancipatrice et au pouvoir du cri. On a beaucoup écouté Freedom Now Suite de Max Roach, un album sorti en pleine période des luttes pour les droits civiques en 1960. Il y a ce cri – celui d’Abbey Lincoln. Elle chuchote, elle gémit, pleure et se met à crier. Elle nous emmène du cœur de l’oppression vers une explosion de rage, douloureuse, belle, dangereuse et puissante comme un orgasme. On est dans le ventre de la colère. Ça désoriente. Elle s’est d’ailleurs blessée aux cordes vocales. Ce cri a été très controversé. Cette liberté et cette intensité – même dans les suspensions – on les retrouve dans les œuvres sur des modes très différents : chez Senga Nengudi, Paul Maheke, Kudzanai Violet Hwami ou Wu Tsang. Sa vidéo We hold where study est d’ailleurs une collaboration avec Fred Moten, un auteur qu’on est allés rencontrer. Il résume ça en écrivant : It hurts so much that we have to celebrate. That we have to celebrate is what hurts so much1.
C’est un cri qui va aussi à rebours des conventions artistiques ?
CK : L’univers théorique et artistique de la biennale est très sonore. Dans In the Break, Moten débute avec la description par Frederick Douglass des cris de sa tante Hester fouettée par son maître. Il parle de leur résonance actuelle et connecte performance, blackness, avec les concepts d’objet et d’objectification. Ces textes nous ont accompagnés car ils approchent la question de la perte en poussant la réflexion sur la performance jusqu’à la possibilité de la résistance de l’objet… Comment les corps peuvent se soustraire à une écriture imposée. Il revient toujours au son : The unthinkable is a tone2. L’ouverture du titre est liée à cette idée de fugitivité, à ces formes de résistance transgressives qui nourrissent la tradition radicale noire. Cela résonne chez beaucoup d’artistes aujourd’hui. On avait aussi envie de montrer à travers un clin d’œil à Edouard Glissant3 que ces auteurs lui doivent beaucoup.
Et alors qui crie ?
CK : Les artistes rassemblés ? Même si ce n’est pas littéral et que la radicalité dont il est question peut prendre des formes différentes. Comme des gestes répétés ou du silence. Il y a aussi ces formes quasi invisibles de résistance. C’est évident chez Mierle Laderman Ukeles.
EB : Mierle Laderman Ukeles écrit en 1969 le Manifesto for Maintenance Art où elle fait le constat qu’en tant que femme et mère, elle consacre tout son temps aux tâches domestiques. Elle déclare qu’à partir de ce moment, tout ce qu’elle fera sera une forme d’art réconciliant les activités de nécessité et l’art lui-même : maintenance art. Quarante ans plus tard, c’est toujours d’actualité.
CK : Exactement, elle montre que les actes de résistance peuvent s’inscrire dans les contingences du quotidien. À ce sujet, il y a une phrase magnifique de Tina Campt qui dit que le quotidien est une pratique plutôt qu’une action. Et que cette pratique est celle des dépossédés, dans la lutte pour le possible au sein des contraintes journalières4.
Ce qui était justement ma question suivante : celle de ce « nous » qui se dégage des écrits de Jack Halberstam et Fred Moten. On trouve chez ces auteurs l’idée de regrouper un certain nombre de personnes liées par le fait d’avoir été dépossédées : peuples colonisés, queer, afro, classes populaires. Est-ce que votre projet dessine lui aussi les contours d’un tel collectif ?
CK : Cette biennale est traversée par des présences que Fred Moten et Stefano Harney nommeraient the undercommons. Mais oui et non, car dès que l’on dessine des contours pour définir un groupe on l’enferme. Le lieu de tout cela existe dans le mouvement, et c’est vrai que les conversations avec Jack Halberstam ont été importantes. Notamment sur le terme wildness, décolonisé, qu’il décrit comme « tout ce qui réside au-delà des logiques actuelles de régulation5 ». Les artistes que nous avons rassemblés questionnent tous à leur façon la vision dominante à l’œuvre dans notre société. Celle que l’anthropologue Ghassan J. Hage appelle la « domestication généralisée6 ».
EB : Ce qu’on peut dire, c’est qu’on a voulu mettre en place une logique plus horizontale. On a invité les artistes à co-construire la grammaire de la manifestation. Oui, on est dans une logique collective, mais ce qui la définit le mieux, c’est qu’elle ne s’enferme pas dans une définition. C’est plutôt une sorte de plateforme partagée, ouverte, entre artistes, penseurs, mais aussi étudiants, critiques…
Peut-on considérer la notion de décolonisation comme étant un fil rouge pour comprendre cette Biennale ?
EB : Disons que la question des études postcoloniales, en France, est quelque chose qui est à la fois très travaillé et peu travaillé par rapport au contexte anglo-saxon. Prendre la notion de décolonisation dans un contexte français comme fil rouge, ce serait aussi mettre un cadre. Il aurait fallu faire l’histoire de cette décolonisation en France et ce n’est pas l’enjeu de cette exposition.
CK : La décolonisation n’est pas traitée comme un sujet illustré par des œuvres. Cela doit devenir une pratique dans notre champ professionnel. Nous avons veillé à ne pas répéter des mécanismes hégémoniques ou des habitudes. Nous avons pensé à l’adresse à l’autre. Pour le reste, qu’une liste d’artistes moins masculine et blanche soit inhabituelle… Cela dit beaucoup.
EB : Pour parler crûment, une biennale est vue ou considérée comme un lieu de pouvoir. Nous avons essayé de ne pas penser comme ça. On montre des corpus d’œuvres plus importants par artiste, on a refusé de les définir par leur nationalité…
CK : On a essayé de créer du dialogue. Six mois avant le vernissage nous avons rassemblé les participants pour chercher un vocabulaire commun.
Comment avez-vous travaillé pour ces rencontres ?
CK : Au lieu d’un texte d’intention, nous avons écrit une lettre de bonne année. L’année 2017 avait été la plus prospère jamais enregistrée par les indicateurs économiques, malgré les conflits et les crises… Nous avons proposé de rassembler les artistes, les équipes des lieux, des auteurs, des chercheurs, des performeurs… L’idée étant de créer un safe space sans que ce soit public ou enregistré. Chacun a contribué de la façon qu’il ou elle souhaitait. Madison Bycroft, Julien Creuzet, Jean Charles de Quillacq ont fait des performances.
Est-ce que certaines des productions pour la biennale en gardent la trace ?
CK : Ça nous a permis de poser de vraies questions, notamment sur l’économie de présence, de mobilité et de production. Certains artistes ne sont pas venus, par choix ou impossibilité. Raymond Boisjoly, un artiste d’ascendance Haida, a décidé de participer depuis Vancouver, et cette distance était au centre de ses contributions. Jessie Darling n’est pas venu·e, car il·elle était dans une situation physique contraignant sa mobilité. K.V. Hwami, née au Zimbabwe, était en attente du renouvellement de sa carte de séjour anglaise. À l’inverse, Erika Vogt trouvait que c’était important, mais pour des raisons avant tout écologiques, elle a refusé qu’on transporte ses œuvres. Elle s’est déplacée pour produire. Cela nous a permis d’être conscients de nos choix.
Dans l’installation vidéo de Sondra Perry, on la voit visiter le British Museum en compagnie de son frère jumeau. Celui-ci s’arrête face à un temple égyptien et s’exclame : « Tu veux dire qu’ils ont démonté ce truc brique par brique et lui ont fait traverser le globe pour le mettre ici ? C’est complètement fucked ! » Il m’a semblé qu’une partie des œuvres portaient en elles cette forme d’irrévérence dans leur façon de manier les références artistiques et culturelles, un « enchevêtrement » des identités qui se fait mais d’une manière non conventionnelle, avec une forme de joie, de légèreté ?
CK : Elle montre avec une grande intelligence que les mécanismes de dessaisissement sont toujours à l’œuvre. Son frère était joueur de basket dans une équipe universitaire, et toute l’équipe s’est fait voler son identité par un jeu vidéo. Il y a eu procès. Sondra Perry trace une continuité entre les saisies d’œuvres que l’on retrouve dans les collections des musées occidentaux, l’histoire de son frère, et la façon dont la technologie continue à abuser les minorités visibles. Le bleu chroma key qui est dans la vidéo et sur les murs de l’installation est un bleu qui nie les corps. Il permet de les détourer et de les incruster dans d’autres contextes.
Pour terminer, je voudrais vous poser la question de l’optimisme. Il m’a semblé que, dans certains projets en particulier, et notamment dans l’installation de Meriem Bennani confrontant deux générations de chanteuses d’aïta, mais aussi dans le projet avec les étudiants « squattant » le musée des Beaux-Arts de Sonia Boyce ou encore dans les peintures de Kudzanai Violet Hwami, il y avait une sorte d’énergie décuplée, de libération assez jouissive, liée peut-être à cette position que vous décrivez « dans les fissures du système » ?
CK : C’est justement cela qu’apporte l’idée de fugitivité par rapport à l’afro-pessimisme. L’improvisation d’alternatives. Chez Meriem Bennani, on voit bien le pouvoir de l’oralité qui permet de garder cette légèreté tout en abordant des choses dures.
EB : C’est aussi l’envie d’aller vers le productif. Platon en parlait déjà dans La République. C’est par la prise en compte et l’utilisation du système organisé qu’on atteint la liberté et qu’on peut faire poésie. C’est quand on comprend le système qu’on en comprend les fissures, qu’on trouve des zones de tension qu’on peut encore plus tendre ou détendre. Je ne sais pas si c’est forcément de l’optimisme, mais en tout cas, cela permet de faire œuvre.
CK : Je vois aussi le sourire de Kenzi Shiokava, à 80 ans, et son travail d’une énergie à couper le souffle. Terminons en évoquant la générosité : merci aux artistes et aux auteurs… Ils sont les voix de cette biennale.
- « Cela fait tellement mal que l’on doit célébrer. Que l’on doive célébrer est ce qui fait mal. » in Fred Moten, Black and Blur, Durham, Duke University Press, 2017.
- « L’impensable est une tonalité. » in Fred Moten, In the Break: The Aesthetics of A Black Radical Tradition, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2003.
- « La pensée du tremblement surgit de partout, musiques et formes suggérées par les peuples. Musiques douces et lentes, lourdes et battantes. Beautés à cri ouvert. Elle nous préserve des pensées de système et des systèmes de pensée…. » in Edouard Glissant, La Cohée du lamentin, Paris, Gallimard, 2005.
- « The quotidian must be understood as a practice rather than an act or an action. It is a practice owned by the dispossessed in the struggle to create possibility within the constraint of everyday life. » Tina Campt, « Black Feminist Futures and the Practice of Fugitivity », conférence donnée au Barnard Center for Research on Women le 7 octobre 2014. http://bcrw.barnard.edu/videos/tina-campt-black-feminist-futures-and-the-practice-of-fugitivity/
- Jack Halberstam, « Wildness, Loss, Death », in Social Text 121, Duke University Press, hiver 2014.
- Ghassan J. Hage, Le loup et le musulman, Marseille, Wildproject, 2017.
Image en une : Kenzi Shiokava, musée des Beaux-Arts de Rennes, dans le cadre d’À Cris Ouverts. Photo : Aurélien Mole.
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