Entretien avec Samir Laghouati-Rashwan

par Anysia Troin-Guis

Coup d’envoi de la rentrée du monde l’art, Art-o-rama se déroulait comme chaque année le dernier weekend d’août à la Friche Belle de Mai. Se présentant comme incubatrice d’une jeune création et de la mise en réseau des différents protagonistes du monde de l’art, la foire ouvre un espace de visibilité à des jeunes artistes issu·es des Écoles d’Art de la Région Sud, Provence-Alpes-Côte d’Azur, avec le Prix Région Sud, curatée par l’historienne de l’art et commissaire Aude Christel Mgba. Aux côtés des œuvres de Hayoung, Robin Plus et Janna Zhiri, on a pu découvrir Quinquina diaspora part. 1 de Samir Laghouati-Rashwan, qui inaugure le projet au long cours de l’artiste de dévoiler une histoire alternative des plantes et de la médecine dans un rapport à une écologie décoloniale. L’artiste était vendredi 27 janvier à la Friche Belle de mai, dans le cadre du festival Parallèle avec sa performance On vous voit. 

Tu réalises un important travail autour des archives, comment envisages-tu ton rapport à l’Histoire et à la mémoire ? As-tu recours à des archives officielles, familiales … ?

Je suis intéressé par le fait d’explorer des récits historiques qui ne sont pas reconnus par les littératures officielles. Pour cela, je me concentre sur des éléments qui sont en apparence banals, comme un gin tonic ou un survêtement retroussé, pour mettre en lumière des réalités enfouies de l’Histoire. Je me confronte aux archives pendant le travail préparatoire mais je ne mets pas celles-ci en scène dans mes œuvres : si je les retranscris, je ne souhaite cependant pas les afficher comme des témoins de l’Histoire qui viendraient valider ou légitimer mon propos.  

J’ai consulté les archives du jardin d’agronomie tropicale de Vincennes, autour de la culture des plantes médicinales, alimentaires, dans les colonies françaises principalement. J’utilise aussi beaucoup d’archives non officielles provenant d’internet. Concernant les archives familiales, j’ai tenté de traiter les miennes mais, en évoluant dans les circuits de l’art contemporain, j’ai pris conscience que je ne voulais pas intégrer ma famille à ce monde : il y a un côté voyeuriste que je refuse. Tout le travail d’archives que je fais autour de ma famille c’est davantage dans le but de de me ré-emparer de mon histoire que pour la partager.

Dans le cadre de Quinquina diaspora, j’ai tissé mon récit à partir des archives officielles mais aussi grâce à l’histoire personnelle du grand-père d’une amie qui a cultivé le quinquina au Cameroun. Cela me permet de créer un pont entre deux visions et de créer un contraste entre le regard colonial et le regard personnel d’un homme qui a vécu sous le régime de l’indigénat de l’administration française. Lorsqu’il s’agit de représenter les diasporas africaines, j’essaie toujours de nuancer. Comme cela sera exposé dans des institutions françaises où les postes de pouvoir et le public sont majoritairement représentés par des personnes blanches, c’est toujours, d’une certaine façon, une demande d’approbation et de légitimation auprès des plus privilégiés. Une posture que je cherche à déconstruire en démultipliant les points de vue. 

Image tirée de Quinquina Diaspora, vidéo 8 min, 2022.

Tu évoques les problèmes d’inégalité, du manque de représentation de personnes racisées et de discrimination dans les institutions françaises, comment évolues-tu en leur sein ? 

Certains artistes capitalisent sur leurs origines, ce que je comprends puisque c’est une stratégie pour être visible dans un milieu qui est friand des récits personnels, des récits de subalterne, parfois dans une perspective de reconnaissance des minorités, souvent dans une complaisance proche de la tokénisation. Je réfléchis donc aux questions de représentation à travers mon travail en tentant d’éviter l’écueil des représentations stigmatisantes dont, historiquement, les personnes racisées ont fait l’objet. 

Aujourd’hui, il est encore très difficile pour ces personnes d’accéder à des postes à responsabilité malgré les nombreuses mentions d’inclusion et de diversité mises en avant dans les campagnes de recrutement. Avec les « Balance ton école d’art » et la dénonciation des discriminations sexistes et racistes, les écoles ont pris conscience des changements à faire mais cela demeure long : pour l’instant on commence à recruter des femmes mais on peine à engager des personnes racisées… En tant qu’étudiant ou artiste, j’ai pu éprouver des difficultés à faire comprendre des problématiques qui sont les miennes, à réaliser un partage d’expérience avec des interlocuteurs et des interlocutrices qui accumulent davantage de privilèges, que ce soit de classe ou de race (en tant que catégorie sociale construite sur un rapport de pouvoir).

Tu as récemment montré ta performance On vous voit au festival Parallèle, peux-tu nous en parler ? 

C’était le 27 janvier à la Friche Belle de mai, sous le commissariat de Marie de Gaulejac et Camille Ramanana Rahari, c’est une proposition faite par Triangle Astérides et le festival Parallèle. Il s’agit d’une performance qui rassemble pratique sonore, écriture et sturdy, un type de danse incarnée sur scène par un solo de Tresor Gennai. Au gré de ses mouvements, je déclame un texte qui liste les expériences réifiantes et exotisantes d’un homme arabe : des expériences que peuvent induire des rapports humains, que cela soit dans la drague, dans les relations amoureuses et intimes. Le rythme de la performance a généré différentes réactions chez le public, d’un rire franc à un rictus plus gêné, jusqu’à une atmosphère assez pesante. C’était intense et inédit car je ne parle jamais directement de moi dans mon travail et qu’il était bien question ici de retranscrire des paroles qui m’avaient été adressées. 

Peux-tu nous parler de Drift, la plateforme curatoriale que tu as créée ?

Je suis résident aux ateliers de la ville de Marseille et dès le début de cette résidence, je me suis interrogé sur les moyens de travailler en réseau et les manières de créer selon une perspective collective. J’ai donc créé un lieu d’exposition qui tente de répondre aux besoins de la jeune création et qui correspond à une manière éthique et altruiste de se comporter en tant qu’artiste : quand on sort des Beaux-arts, le monde de l’art, qui est un monde du travail, est très brutal, de nombreux diplômés abandonnent car c’est un milieu très précaire dans lequel il y a peu d’opportunités, des rémunérations parfois aléatoires…

Dans ce lieu, Drift, j’invite des jeunes artistes à montrer leur travail et j’ai organisé un cycle de projections tout l’été, notamment avec les films d’Anaïs-Tohé Commaret ou Rayane Mcirdi. La dernière exposition était Je ne sais plus parler l’arabe de Cindy Bannani, composée d’une pièce sonore et d’une bibliothèque qu’on a réalisée tous les deux. 

Exorcise this place, performance filmée, avec Naya Abrin, 2021.

Tu réalises depuis 2016 Non lieu, un fanzine in progress. De quoi s’agit-il ?

C’est une œuvre mémorielle amorcée lorsque l’on parlait très peu des violences policières en France. J’y liste les noms des victimes de la police française afin de réinscrire l’identité de ces personnes qui ont été tuées et privées de leur condition d’humain, du fait de leur classe sociale ou leur origine. 

C’est une œuvre d’art qui est là pour témoigner d’une histoire. J’ai réfléchi mon livre de manière à ce qu’il ne s’arrête jamais et je le réalimente tous les deux ans depuis. C’est une archive qui devrait être entretenue par l’Etat mais qui, finalement, ne l’est pas et on peine à trouver les informations à ce sujet. En ce sens, mon œuvre est gratuite et la question de sa distribution et son accessibilité est fondamentale pour moi. 

Tu travailles énormément sur l’organique et le vivant ainsi que sur la domestication des corps. Dans Quinquina diaspora, par exemple, tu mets en scène les déplacements du quinquina, et évoque le rapport aux humains des plantes, leur exploitation et la hiérarchisation des espèces vivantes, perspective toute anthropocentrée vectrice des bouleversements climatiques actuels. Peux-tu expliquer ta démarche ? 

On domestique de la même façon un corps qu’une plante. Une plante, pour nous faire croire que nous sommes liés à la nature alors que l’on vit en milieu urbain. J’aime beaucoup les plantes et j’avais besoin travailler autour d’elles. Ma grand-mère était guérisseuse et j’ai toujours été en contact avec les plantes : je n’ai presque jamais pris de médicaments et donc je trouvais intéressant de savoir d’où les plantes viennent (celles qui nous guérissent, celles qui décorent nos intérieurs) et ce que cela implique. Cela me permet d’aborder un sujet plus large qui traverse mes recherches : l’idée de coloniser un corps, un espace, une plante…

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Head Image : Material Witness, Eliane Project, Bordeaux. Cur. par Marion Vasseur Raluy 2022


  • Publié dans le numéro : 103
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