CLEARING

par Ingrid Luquet-Gad

Le 19 avril, la galerie CLEARING inaugurait, à Bruxelles, un nouvel espace de 500 m2 sur l’avenue Van Volxem non loin du Centre d’Art Contemporain le WIELS. Après cinq années de présence sur le sol belge, la galerie, qui voit initialement le jour en 2011 à New York, marque le coup en présentant un ensemble de sculptures monumentales de l’Autrichien Bruno Gironcoli. Alors que l’actualité artistique avait plutôt tendance à être marquée par la fermeture de certaines galeries – on se souvient de l’onde de choc suite à la décision de la légendaire Andrea Rosen Gallery d’abandonner tout espace physique tout en continuant à représenter certains de ses artistes – la monumentalité audacieuse de CLEARING, qui investissait à Bushwick, il y a une poignée d’années à peine, un ancien entrepôt de taille comparable, étonne et détonne. Non pas parce qu’elle irait à contre-courant d’une tendance ou qu’elle illustre un contre-modèle, mais bien plutôt parce qu’elle illustre une singularité radicale construite au fil de hasards, d’histoires d’amitié, de flair et de propension à saisir l’instant propice. Le parcours de la galerie, incubateur de certains des artistes les plus intéressants de ces dernières années, de Korakrit Arunanondchai à Marguerite Humeau en passant par des figures plus consacrées, comme Eduardo Paolozzi ou Koenraad Dedobbeleer tient beaucoup à l’histoire de son fondateur, Olivier Babin, initialement lui-même artiste avant de faire volte-face et de décider de se consacrer à part entière à en soutenir d’autres.

En 2009, vous mettez fin à votre activité d’artiste pour vous reconvertir en galeriste. Des artistes qui ont arrêté en milieu de carrière, il y en a – peu –, mais le geste est dans ce cas souvent symbolique, brandi en étendard en guise de protestation contre le système du marché : une manière, en somme, d’inverser le rapport de force et de valorisation du système. D’où cette première question : qu’est-ce qui vous a décidé à passer de l’autre côté et devenir galeriste ?

Olivier Babin – En janvier 2009, j’arrive à New York dans le cadre d’une résidence d’artiste, supposément pour six mois, où je vis maintenant depuis plus de huit ans. Pendant encore presque deux ans, j’ai continué à faire des œuvres et des expositions en tant qu’artiste. Puis, en 2011, je vide intégralement mon atelier à Brooklyn, mis à part un canapé sur lequel je continue de vivre pendant quelques mois. C’est là que j’expose pour la première fois d’autres artistes : Harold Ancart et Jacob Kassay. La galerie commence comme une aventure, pas un projet professionnel. Je n’ai en effet jamais travaillé dans une galerie de ma vie, je n’ai pas spécialement l’esprit d’entreprise et je n’ai de surcroît aucun argent. Il n’y a ni business plan, ni feuille de route. À l’origine il y a un changement brusque, existentiel : arrêter d’être artiste, faire les choses autrement, changer de vie. C’est un choix égoïste, pas politique. Je l’ai fait pour moi, pas contre le système. Et ça n’a rien à voir non plus avec le marché dont je ne connais alors rien, et dont je ne me soucie pas. Cela a plus simplement à voir avec une crise de lucidité un peu plus aiguë et longue que d’habitude : je ne suis pas un grand artiste, je ne vais pas le devenir et je vais crever de désespoir et d’amertume si je m’entête une minute de plus dans cette voie.

Harold Ancart, Paintings, 2015. CLEARING, New York. © Stan Narten. Courtesy Harold Ancart ; CLEARING New York, Brussels.

Quels ont été les premiers artistes avec qui vous avez travaillé ? 

Les deux premiers artistes que j’ai exposés étaient Jacob Kassay et Harold Ancart, qui étaient des amis. Puis Esther Kläs, Loïc Raguénès, Koenraad Dedobbeleer, des amis aussi. Je crois que c’est assez classique : on montre d’abord ses amis, puis les amis des amis, les gens que l’on connaît et auxquels on a accès. Les choses se font naturellement, de proche en proche, par porosité et par osmose. Mon amitié avec Harold Ancart, rencontré à New York en 2009, marque la vraie impulsion qui m’a décidé à ouvrir la galerie : après avoir travaillé ensemble, nous avons décidé qu’il allait continuer à être artiste et à affiner son art, tandis que de mon côté, j’allais mettre un terme à ma carrière et l’aider. Je lui ai dit que j’allais faire de lui un grand artiste, à quoi il m’a répondu qu’il ferait de moi un grand galeriste. Aujourd’hui la galerie montre quatorze artistes et deux estates : Harold Ancart, Jean-Marie Appriou, Korakrit Arunanondchai, Huma Bhabha, Sebastian Black, Konraad Dedobbeleer, Ryan Foerster, Aaron Garber-Maikovska, Bruno Gironcoli, Marguerite Humeau, Zak Kitnick, Calvin Marcus, Eduardo Paolozzi, Loïc Raguénès, Lili Reynaud-Dewar.

Que recherchez-vous chez un artiste ? 

Pour commencer, ce que je recherche chez un artiste, c’est le feu, l’extrême singularité, ainsi qu’une énergie et une détermination surnaturelles. Viennent ensuite l’intelligence, la chance, le courage, la foi absurde, la vision et l’endurance, autant de qualités qui seront indispensables, sans toutefois offrir aucune garantie.

Korakrit Arunanondchai, with history in a room lled with people with funny names 4, 2017 (avec des objets de Tipyavarna Nitibhon). CLEARING, New York. © Stan Narten. Courtesy Korakrit Arunanondchai ; CLEARING New York, Brussels.

Pensez-vous que l’on puisse parler d’une « patte » ou d’une « ligne » CLEARING, qu’elle ait été formulée de manière consciente ou se soit affirmée organiquement au fur et à mesure des collaborations ?

Il y a certainement quelque chose comme une ligne. Disons qu’il y a plutôt des lignes plurielles au sein de la galerie. Les artistes de la galerie forment une constellation, un ensemble de très fortes singularités qui tendent vers un horizon commun. Ce qui les lie, c’est que ce sont tous des aventuriers. Ils vivent dans ce monde mais ne peuvent s’empêcher de vouloir en repousser les limites en permanence.

Marguerite Humeau, Riddles, 2017. CLEARING, New York. © Stan Narten. Courtesy Marguerite Humeau ; CLEARING New York, Brussels.

Pourquoi avoir choisi de vous installer à New York et à Bruxelles ?

New York, c’était tout simplement l’endroit où je me suis trouvé à un moment donné, lorsque j’y suis arrivé pour ne plus en partir en 2009. Plus précisément, Bushwick, où le tout premier espace ouvre en 2011, était alors un quartier où il n’y avait pas vraiment de galeries, mais où l’on trouvait de nombreux studios d’artistes – et c’est toujours le cas. Nous avons donc commencé à montrer les artistes du quartier, en établissant pour ainsi dire un lien direct du producteur au consommateur. Tout est né de manière organique, par liens de proximité et réseaux de connaissance. CLEARING, le nom de la galerie vient de cette idée d’espace, de s’installer dans un endroit calme au cœur de l’excitation de la ville. À Bruxelles, c’est une autre histoire. Il s’agissait d’abord d’une technique de cheval de Troie pour rentrer à la foire LISTE à Bâle, ce qui a complètement échoué à l’époque. Nous nous sommes d’abord retrouvés avec un outil qui dépassait de très loin nos ressources et l’envergure réelle de la galerie. Au début, nous financions une partie du loyer en louant le dernier étage sur Airbnb. Nous n’avons pas vraiment choisi Bruxelles et nous avons eu beaucoup de chance de pouvoir commencer à Bushwick. New York reste la ville de tous les possibles : aussi bien devenir artiste que décider d’arrêter de l’être. Le nom et le logo trahissent cette influence du transcendantalisme américain.

Eduardo Paolozzi, Horizon of Expectations, 2015. CLEARING, New York. © Stan Narten. Courtesy Eduardo Paolozzi, CLEARING New York, Brussels.

Marina Pinsky, Offset Water Bend or European Death Knot, 2014. CLEARING Brussels. © Marina Pinsky. Courtesy Marina Pinsky ; CLEARING New York, Brussels.

Concevez-vous différemment les expositions selon chaque lieu ?

Le tout premier espace à Bushwick se trouvait au premier étage d’une ancienne manufacture et disposait encore d’un évier au milieu de l’espace : ce n’était pas vraiment ce que l’on peut appeler une galerie. Un an après, nous avons décidé d’ouvrir à Bruxelles dans un bâtiment diamétralement opposé, une maison cossue à plusieurs étages dans une partie bourgeoise de la ville. Puis en 2014 à New York, nous déménageons tout en restant dans la même rue, passant du numéro 505 au 396 de Johnson Avenue, dans un grand espace plutôt classique, de type white cube, similaire à ce que l’on verrait à Chelsea. Enfin au printemps 2017, nous ouvrons un nouvel espace à Bruxelles dans une ancienne usine. Nous nous sommes toujours adaptés à ces différents espaces : nous ne proposons évidemment pas la même chose dans un espace à deux niveaux avec un parquet et une cheminée que dans un espace de 500 m2 avec un sol en béton.

Avez-vous l’impression qu’une singularité géographique ou un effet de scène existe encore, qui se ressent dans la réaction aux œuvres et aux artistes ? Ou bien s’acheminerait-on vers une homogénéisation du monde de l’art, conséquence de la mise en réseau globale via les foires, les biennales et l’accès dématérialisé aux œuvres ?

Je pense qu’il y a encore des scènes. Cependant, elles sont de moins en moins liées à la géographie. Et s’il y a de plus en plus d’homogénéité, je crois qu’il y a aussi de plus en plus de singularité. La globalité n’est pas nécessairement synonyme d’homogénéité et franchement, j’attends de l’art et des artistes qu’ils arrivent à se défendre. Je ne suis pas inquiet.

En l’espace de quelques années, la galerie s’est agrandie des deux côtés de l’Atlantique pour emménager dans des espaces monumentaux. De quoi faire mentir la tendance qui voudrait que le modèle de la galerie classique soit en train de se détacher de l’espace physique, alimentée notamment par la décision d’Andrea Rosen en février dernier de fermer sa galerie, tout en continuant à représenter certains des artistes, avançant pour cela des raisons de « mobilité, de flexibilité et de volonté de changer » afin de pouvoir préserver  « une ouverture intrépide et une réactivité face à notre présent et au futur »…

Nous avons une conception assez classique : nous aimons les beaux espaces, ce qui est en général également ce que les artistes préfèrent. Pour ce qui est d’Andrea Rosen, qui a été une vraie locomotive pendant près de vingt-cinq ans, je crois que sa décision de raccrocher les gants est plus liée à des considérations d’ordre personnel qu’à des raisons liées au système. Par conséquent, je ne crois pas qu’il faille forcément chercher à en déduire quoi que ce soit, tout comme je ne pense pas qu’il y ait une tendance générale à se détacher de l’espace physique. Au contraire, j’ai plutôt l’impression qu’il y a de plus en plus d’espaces, qui sont souvent de plus en plus grands. Dans le cas de CLEARING, nos expositions reflètent les ambitions monumentales de nos artistes. L’expansion de la galerie de New York et de celle de Bruxelles est directement liée au désir d’espace de liberté toujours plus grand de la part de nos artistes. Et notre mission, c’est de susciter, d’accompagner et de soutenir ce genre d’ambition.

Calvin Marcus, Were Good Men, 2016. CLEARING, New York. © Stan Narten. Courtesy Calvin Marcus ; CLEARING New York, Brussels.

Six années après l’ouverture de la galerie, avez-vous l’impression que le métier de galeriste a changé ? Que vous avez de votre côté fait les choses autrement ?

Je n’ai jamais considéré ma position de galeriste comme un métier. J’ai toujours vu cette aventure comme une expérience. Je sais que le métier a beaucoup changé, mais c’était déjà le cas lorsque nous avons commencé. La galerie a évolué simplement au gré des rencontres et des opportunités, sans que jamais nous nous souciions de la manière dont les autres galeries fonctionnaient et sans essayer d’en reproduire les codes. Nous avons toujours fait les choses à notre façon. La recherche de singularité et d’exigence que nous recherchons chez nos artistes, nous l’appliquons d’abord à nous-même.

(Image en une : Bruno Gironcoli, One Body, Two Souls, 2017. C L E A R I N G, Brussels. © Julien Hayard. Courtesy of the Estate Bruno Gironcoli ; CLEARING New York, Brussels.)


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