Yan Tomaszewski

par Patrice Joly

Quel lien peut-il exister entre la comète Tchourioumov-Guérassimenko, Oli London influenceur·e londonien·ne épris·e du chanteur vedette de K-Pop Jimin ou encore la maison des collectionneurs Maslon, revendue à un acheteur américain qui l’a détruite dans la foulée ? A priori rien, sinon qu’il s’agit de quelques-unes des figures sur lesquelles Yan Tomaszewski, jeune artiste parisien, s’est penché. Rien, sinon que chaque objet d’investigation se conclut par la réalisation d’une œuvre filmique, entre documentaire et fiction. Partant d’une anecdote ou d’un fait historique établi, de légendes ou de mythes qui relient des personnages et des contextes plus ou moins réels, plus ou moins fictifs, l’artiste va s’ingénier à constituer des récits imaginaires, à inventorier des connexions et à déterrer des généalogies enfouies en spéculant sur de possibles développements. Il ne s’agit pas de faire œuvre de recherche scientifique mais plutôt de suivre une déambulation sensible et curieuse qui le fait dériver d’une forme dramatique vers des considérations psychanalytiques, de mythologies incertaines vers d’inattendus surgissements de formes hybrides improbables ou encore de partir de la tradition ancestrale des masques en Corée du Sud pour interroger l’évolution radicale de la chirurgie esthétique dans ce même pays. Et si tous ces détours n’étaient que le prétexte à produire des formes inouïes ?

Yan Tomaszewski, The Good Breast and the Bad Breast, 2019, vidéo HD, 22’22 ». Courtesy de l’artiste.

Yan Tomaszewski est incapable de dire ce qui l’a motivé dans sa recherche en cours sur la Seine : son dernier projet « Sequana » réunit plusieurs « sources » d’intérêt. Épinglées dans son bureau, des images d’archives au milieu desquelles surgit celle d’un fleuve, la Seine, sur laquelle flottent des milliers de morceaux de bois qui dissimulent sa surface. La vue est tellement saisissante que l’on se demande s’il s’agit d’une photo ou d’un dessin. La surface du cours d’eau est remplie d’une rive à l’autre de bûches destinées à venir alimenter les cheminées parisiennes. On découvre alors un phénomène oublié, celui de l’aspiration littérale de la ressource de tout un pays par sa capitale. « Sequana » est le nom latin de la Seine, de même que celui de la déesse dont elle symbolise et incarne la divinité au temps des Romains. On imagine toutefois aisément que ces derniers n’ont fait que perpétuer un culte déjà bien établi par les populations qui occupaient ses rivages avant eux, et que ce culte s’est prolongé à travers ses représentations bien après l’assimilation de ces peuples par les Romains, et encore bien après que la chrétienté ait tenté d’invisibiliser la part païenne de ces populations. Une autre image fichée près de celle de la Seine « nourricière » est celle du Léviathan de Hobbes, qui renvoie au cannibalisme du peuple par un état centralisateur. Un cliché nous informe encore sur les rapprochements que cherche à dessiner l’artiste. Il s’agit d’un vitrail sur lequel apparait la silhouette d’un saint terrassant un dragon. La figure des saints sauroctones a connu une forte popularité dans les premiers siècles de la chrétienté, conséquence de leur forte implantation locale, qui les rapprochait des divinités de proximité. Représentations souvent associées aux zones inondables, le monstre symboliserait l’eau qui serpente, déborde et détruit les récoltes, tandis que le saint figurerait le domptage de l’élément par l’homme. L’artiste a représenté le combat d’un de ces saints avec une de ces bêtes de légende qu’il imagine sortant de l’eau, sorte d’hydre aux tentacules démesurées. Au milieu de l’atelier, une sculpture en céramique rappelle l’allure de la créature précédemment évoquée en présentant un étrange hybride de torse d’homme se prolongeant par des appendices. À la galerie municipale Jean-Collet à Vitry-sur-Seine, dans le cadre de l’exposition « L’atelier de l’eau», la recherche en cours a pris la forme d’une collaboration avec un sculpteur sur bois avec qui l’artiste a créé des ex-votos en bois calciné. Suite à la transformation des charbons en charbon actif avec une entreprise spécialisée les sculptures produites grâce à la combustion de ce bois spécifique seront replongés dans la Seine à l’issue d’une procession qui les amènera jusqu’au fleuve afin de purifier symboliquement ce dernier. L’usage du charbon actif est une technique largement utilisée de nos jours pour débarrasser l’eau de ses impuretés. Ainsi, l’artiste boucle la boucle d’un mouvement dont l’origine était la captation de la ressource forestière par une capitale vampire. Il réactualise par là même d’anciennes pratiques d’adoration, mêlant les références mythiques à de très contemporaines préoccupations d’ordre écologique, qui lui permettent de créer de nouveaux artefacts et de nouvelles manières, performatives, de les mettre en scène.

Yan Tomaszewski, Gangnam Beauty, 2021, vidéo HD, 23’11 ». Production Le Fresnoy Studio national des arts contemporains et Backyard Films. Courtesy de l’artiste.

Avec Gangnam Beauty, film montré en première mondiale au festival de documentaire IDFA à Amsterdam puis à Beaubourg le 25 novembre 2021en présence de son principal protagoniste : Oli London, l’artiste explorait une nouvelle connexion transhistorique. Celle-ci le mène de la tradition multiséculaire des masques coréens jusqu’à leur « actualisation » dans l’essor de la chirurgie esthétique au cœur de l’un des pays les plus avancés technologiquement de l’Asie : la Corée du Sud, et sa capitale Séoul en particulier, qui dénombre, en son quartier de Gangnam, la plus forte densité de chirurgiens plastiques au mètre carré.
Gangnam Beauty, comme la plupart des films de l’artiste, suit plusieurs pistes narratives : une mêle des références mythologiques et imaginaires tandis que l’autre autre à des allures de quasi documentaire. Dans cette dernière, nous assistons aux déconvenues d’un·e jeune Anglais·e dans sa quête de ressemblance à son idole : Jimin, le leader du groupe culte de K-Pop, BTS. Il ne s’agit pas d’une vague lubie pour se rapprocher d’un idéal esthétique, mais bien d’une quête obsessionnelle qui le mènera d’un bout à l’autre de la planète à la recherche des meilleurs praticiens et qui lui fera subir plus d’une douzaine d’opérations, des plus courantes – la rhinoplastie qui consiste en la transformation du nez – aux plus lourdes – au cours desquelles il se fera successivement briser et refaire la mâchoire. Le film de Tomaszewski nous fait découvrir une réalité que l’on a du mal à appréhender depuis notre Europe encore peu sujette à ces recours massifs à la chirurgie esthétique, au contraire d’une jeunesse coréenne qui s’y adonne franchement depuis plusieurs années. Elle suit en cela une tendance bien installée dans certaines régions du Brésil ou en Californie, où le culte d’un corps parfait et surtout d’un visage sans aspérités s’est lentement mais surement installé. Pour Vincenzo Cicchelli et Sylvie Octobre, les auteurs de K-Pop, Soft power et culture globale1,l’essor de la chirurgie esthétique et la montée en puissance de la pop coréenne sont deux phénomènes intimement liés. La soudaine émergence d’une mouvance fonctionnant sur le magnétisme surpuissant de boys bands aux profils hyper lisses n’est que la partie émergée d’un bouleversement profond qui renvoie autant à l’évolution des fondamentaux sociétaux qu’à des remises en question de la domination culturelle principalement en provenance des États-Unis. Le raz de marée K-Pop touche également une jeunesse occidentale en mal de renouveau des thèmes et des images issus de la culture américaine2. Les jeunes Européens rejoignent les jeunes Coréens dans une volonté de dépasser les extravagances et la darkness des anciens guitar heros ; idem pour le cinéma hollywoodien, dont le tropisme dramatisant ne correspond plus à une jeunesse sensible à des valeurs moins polarisées. Les héros de la K-Pop drainent d’autres valeurs, plus positives, où la réussite sociale prend le pas sur des représentations encore lestées de romantisme, comme celui du loser magnifique. Les deux auteurs pointent aussi les travers d’une (jeune) population constamment poussée à se surpasser et où l’apparence joue un rôle fondamental. Ils citent notamment les leaders de la K-Pop qui ne se cachent pas de recourir régulièrement au scalpel du chirurgien en postant sur les réseaux sociaux les vidéos de leurs passages chez ces derniers… De pratique intime et légèrement honteuse, le remodelage du visage est devenu un geste affirmatif. Si l’on veut faire un raccourci, le film de Tomaszewski fait un parallèle entre une tradition grotesque, carnavalesque – celle, largement répandue, du masque, qui permet à celui qui le porte d’exprimer une critique sociale acide tout en étant protégé par le contexte et la dissimulation de son identité – et celle où, au contraire, le masque disparait en se fondant littéralement dans la chair de « l’opéré ». Du point de vue sociétal, on passe d’une fonction critique des injustices et des inégalités que rend possible l’usage du masque à une dimension d’identification aux valeurs normatives que porte cette même société. Sans parler, bien sûr, des implications psychologiques et des dépossessions identitaires auxquelles renvoie une telle transformation. Dans le film, Oli London joue à la fois le rôle du sculpteur de masque du conte3, qui ne doit en aucun cas être aperçu dans son travail, et celui de l’observateur/voyeur qui ne peut s’empêcher de transgresser ce tabou. Au-delà de l’exploration d’une personnalité duelle tiraillée par des désirs contradictoires qui feraient les délices d’un psychanalyste, le film de Tomaszewski exprime en parallèle les évolutions d’une société apparemment avancée et permissive mais qui masque efficacement les tensions collectives nées du désir effréné de réussite individuelle.

The Good Breast and the Bad Breast, vue de l’exposition Shelter, Zoo galerie, décembre 2022, photo Tom Caillarec.

De psychanalyse, il est aussi largement question dans le film The Good Breast and the Bad Breast, qui revient sur l’anecdote de l’achat de la maison des collectionneurs Maslon, érigée par le célèbre architecte Richard Neutra – dont on connait l’intérêt pour la discipline freudienne. Montrée une première fois au FID à Marseille en 2019, puis au MAK, Center for Art and Architecture (E-U) en 2020 puis à la MABA de Nogent-sur-Marne, avant d’être reprise à Zoo galerie dans le cadre de l’exposition « Shelter4 », la vidéo de Tomaszewski revient largement sur les tenants et aboutissants d’une histoire dont les principaux protagonistes sont l’architecte, les collectionneurs et, enfin, l’acheteur qui détruisit la maison au bulldozer seulement quelques jours après l’avoir acquise, déclenchant une véritable tempête d’indignation de la part des médias locaux. On ne put jamais vraiment expliquer ce qui poussa Richard Rotenberg à perpétrer un tel geste. C’est à partir de cette énigme que l’artiste élabore un scénario en forme de tentative d’élucidation, conduite par un petit groupe de psychanalystes dont les commentaires en voix off viennent ponctuer régulièrement le déroulé de la vidéo. Pour ces derniers, le « diagnostic » – qui ne peut qu’être de l’ordre de la spéculation intellectuelle puisque l’acheteur n’a jamais été soumis à la « question » – conclurait avant tout à une pulsion duelle entre envie, jalousie, et désir d’acceptation. Le film en forme d’enquête se rapproche des thèses de Mélanie Klein, l’auteure de Envie et gratitude, pour laquelle la maison exprime le côté protecteur et générateur de créativité « tandis que l’acheteur incarnerait l’envie du mauvais sein destructeur ». En revanche, on se perd en conjectures sur le choix de cette maison, certes conçue par un des plus grands architectes de son temps et recélant une collection d’art moderne des plus pointues, où se côtoient des œuvres de Lipchitz et d’Arp, de Giacometti et de Warhol. N’empêche que vingt et un ans plus tard, l’on n’arrive toujours pas à expliquer la bizarrerie d’un tel geste. L’artiste a reproduit la maison ainsi que les œuvres collectionnées, qui deviennent les vrais acteurs de ce drame : prétexte à la re-création de pièces d’artistes modernistes, Tomaszewski prend un malin plaisir à faire flamber longuement à l’écran la sculpture du « bad breast », de même qu’une reconstitution du temple d’Artémis d’Éphèse, une des sept merveilles du monde antique, détruite intentionnellement par Érostrate, dont la figure est mise en parallèle avec celle de Rotenberg alors que l’Artémis d’Éphèse aux seins multiples renvoie au « good breast ». L’on est en droit de s’interroger sur la dimension psychologique du reenactment de ce drame… 

Yan Tomaszewski, Tchouri, 2018, mortier teinté dans la masse, acier, 8 x 5 x 5 m, verre borosilicate, inox, PVC, vidéo 4K, 4’07 », vue de l’exposition Tchouri au Musée de l’Air et de l’Espace, 2018, photo Marc D.

L’exploration du système solaire et des innombrables objets qui le composent est un des thèmes de prédilection de l’artiste. En 2004 fut lancée la sonde Rosetta, destinée à venir se poser sur la comète Tchourioumov-Guérassimenko dans le but d’analyser la composition chimique de cet objet céleste6. Les expéditions spatiales ont régulièrement les faveurs des commentateurs scientifiques car elles recèlent un potentiel de découverte capable de déclencher une curiosité planétaire : personne n’est vraiment insensible à ces découvertes qui font reculer notre ignorance concernant les origines de notre monde, dont on suspecte les comètes d’être largement responsables. « L’atterrissage » du micro-vaisseau au milieu des années 2000 prit ainsi des allures de feuilleton télévisuel et occupa les écrans pendant plusieurs semaines. L’artiste fut saisi d’un vif intérêt pour le bolide et initia dans la foulée une collaboration avec le musée de l’Air et de l’Espace au Bourget. Trop content d’avoir « sous la main » un objet dont on découvrit, au fur et à mesure que les observations se faisaient plus précises, qu’il ressemblait vaguement à un diabolo, il s’en inspira très fidèlement pour donner naissance à une construction ensuite installée sur le tarmac de l’aéroport. À l’intérieur de cette « grotte » étaient déployées des sculptures en verre dont la forme rappelait les éprouvettes et autres tubes à essai utilisés dans les laboratoires tandis qu’une vidéo était projetée, qui montraient les recherches de Louis le Sergeant d’Hendecourt : l’astrochimiste étudie les conditions d’émergence de la vie sur Terre en employant les fameuses « briques élémentaires » que l’on extrait du sous-sol des comètes. À l’évidence, l’artiste, en distillant dans son film des images liées à l’alchimie, cherche à établir un parallèle entre le « Grand Œuvre » et la quête contemporaine de la découverte scientifique ultime, celle de la mise à jour du « protocole » astrochimique qui a conduit à l’apparition de la vie. Ce faisant, Tomaszewski reconduit un dispositif qui lui est cher et que l’on observe tout au long d’une production toujours conséquente : celui d’élaborer des lignes narratives qui entrelacent mythologie, avancées scientifiques et autres considérations anthropologiques. Autant de prétextes à s’inspirer de formes existantes pour mieux se les réapproprier en les hybridant malicieusement.

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1 Vincenzo Cicchelli et Sylvie Octobre, K-Pop, Soft power et culture globale, mars 2022, édition Puf.
2 op cit., pages 175 et suivantes.
3 Il s’agit d’un conte du XIIIème siècle qui narre l’histoire d’un jeune sculpteur de masques sommé par les dieux de mettre sa production à l’abri des regards sous peine de mort. A priori, cette pratique, qui renvoie à une tradition de danse chamanique accompagnant le port de ces masques, serait encore pratiquée dans le village de Hahoé.
4 https://www.zoogalerie.fr/shelter
5 https://www.macval.fr/Histoires-vraies
6 https://explore.psl.eu/fr/le-magazine/focus/mission-rosetta-le-periple-dune-sonde-spatiale 


Head image : Yan-Tomaszewski, vue d’atelier, Cite-internationale des arts, 2023.
Détail du travail en cours pour le projet Sequana. Courtesy de l’artiste.


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