Taryn Simon

par Patrice Joly

La photographie a longtemps été considérée comme une technique d’enregistrement neutre, une sorte de doublure automatique du réel et, par là, investie de responsabilités non négligeables dans la constitution des discours de pouvoir et d’autorité. Taryn Simon, qui centre son travail sur ces questions, interroge l’usage qui en est fait dans les grandes institutions judiciaires ou policières. La photographie peut en effet devenir un médium de la révélation lorsqu’associée au texte, elle laisse le champ libre au récit, retournant le discours d’autorité sur lui-même. À travers de grands projets qui fonctionnent tous un peu sur le même modèle — mise en place de protocoles de travail contraignants donnant naissance à des productions en série — l’artiste new-yorkaise pose sur le monde un regard sans concession, l’échantillonnage invraisemblable et débridé qui compose ses capsules temporelles façonnant des portraits en creux de cette Babel en perpétuel mouvement que nous habitons. Sous des dehors d’inventaires à la Pérec, ses accumulations réinvestissent l’image d’un nouveau régime qui laisse au spectateur plus de latitude pour composer ses propres cheminements sensibles au milieu du chaos : l’artiste contribue ainsi à mettre en place une nouvelle herméneutique à l’heure où l’image se révèle être l’outil majeur de la communication et de l’acquisition des connaissances.

Esthétique de l’absence

La Fondation Louis Vuitton a récemment fourni un terrain de jeu rêvé à Taryn Simon : à l’occasion de l’inauguration du bâtiment dans le sud de Paris, commande fut passée aux artistes de prendre comme sujet la réalisation de ce chantier pharaonesque. Le projet de Frank Gehry s’inscrit dans une nouvelle vague de bâtiments — confiés à des architectes de renom et destinés à accueillir des programmations d’envergure — qui ne manque pas de soulever des questions quant aux motivations profondes des « patrons » de l’art contemporain, en dehors de la démonstration d’un désintéressement et de la volonté de redonner à des métropoles comme Paris le rayonnement et le lustre qui les auraient soi-disant quittées. En l’occurrence, le star system de l’architecture répond parfaitement à celui de l’art contemporain d’où n’émergent que rarement des outsiders1. Un tel débat ne semble pas a priori être la préoccupation première d’une artiste qui, à partir du moment où elle accepte de participer à un tel événement, semble adhérer de fait à un certain type de fonctionnement de l’art contemporain… A priori seulement, parce que le mode opératoire qu’elle a retenu peut également s’interpréter comme une déconstruction en règle d’un système qui ressortit largement aux visées promotionnelles de la marque et qui, de ce fait, participe également d’une pratique de dédramatisation et de neutralisation des affects et des enjeux politiques et sociétaux censés alimenter la pratique de l’art contemporain. Le propre d’un chantier « moderne » de grande ampleur est, outre de mettre en jeu des techniques innovantes — comme les concepteurs ne se sont pas privés de le faire en mettant en avant la prouesse technique que représente le déploiement en porte-à-faux des « ailes » de la fondation —, de regrouper des ouvriers aux provenances ethniques les plus diverses : c’est une banalité de dire que la plupart des chantiers des villes occidentales sont réalisés par des ouvriers étrangers, en provenance, pour la majorité, des pays du Sud, du Portugal au Maghreb en passant par la Turquie et le Cameroun. Un grand chantier rassemble une population géographiquement hétérogène mais plutôt homogène quant à ses conditions de subsistance, appartenant à la frange pauvre d’une population mondialisée, qui exprime sans détours ses convictions et ses préférences, ses goûts et ses dégoûts, via une force expressive qui tranche avec la sollicitude policée du public de l’art contemporain.

Taryn Simon, A Polite Fiction, 2014. © Fondation Louis Vuitton Photo : Marc Domage.

Taryn Simon, A Polite Fiction, 2014. © Fondation Louis Vuitton Photo : Marc Domage.

Dans A Polite Fiction on retrouve tous les ingrédients du système « simonien » : une immersion qui permet d’identifier les éléments situationnels majeurs, l’établissement de rapports humains essentiels à la production d’une mythologie localisée et, issue de cette immersion, une première série d’œuvres photographiques encadrées et présentées selon un protocole répétitif où la légende qui décrit l’objet photographié par l’artiste est suivie du commentaire de l’auteur de « l’œuvre » : il s’agit invariablement de textes, de graffitis, de dessins qui ont été enfouis sous les couches successives de peinture du nouveau bâtiment. La présence fantomatique de ces « œuvres » que l’artiste fait ressurgir peut se lire comme une réponse ironique à la neutralité du white cube. Elle peut également s’entendre comme l’intrusion au sein d’un univers feutré de cet ancien tiers-monde composé d’ouvriers immigrés dont les références culturelles apparaissent fortement en décalage avec le politiquement correct véhiculé au sein de l’art contemporain. Mais le plus important est que le protocole mis en place par Taryn Simon est éminemment déstabilisant dans sa réception puisque ce qui est donné à voir, ce sont simplement des images des murs, des colonnes, des escaliers, des charpentes métalliques et des innombrables endroits où ont été dissimulées ces « œuvres d’art éphémères » ne pouvant être imaginées et reconstituées dans la conscience du spectateur que via le texte laconique de la légende redoublé par le commentaire de leur auteur, comme deux versions complémentaires, l’une scientifique, froide et muséale, l’autre habitée, vivante et de l’ordre du témoignage. Il en ressort une nouvelle vision de la Fondation Vuitton qui, pensée comme un écrin pour les ténors de la scène artistique mondiale, héberge une collection fantôme et spontanée, du fait d’artistes anonymes mais plutôt enthousiastes et animés d’un penchant certain pour la fantaisie, l’humour et la poésie, comme en témoignent les nombreuses citations des grands poètes de l’Islam, une espèce de collection pas chère qui redouble l’autre, l’officielle…

Taryn Simon, A Polite Fiction, 2014. © Fondation Louis Vuitton Photo : Marc Domage.

Taryn Simon, A Polite Fiction, 2014. © Fondation Louis Vuitton Photo : Marc Domage.Machines déconstructives

Dans la plupart de ses projets, que ce soit Contraband, Birds of the West Indies, ou encore The Picture Collection, Taryn Simon procède ainsi : elle met en place un protocole d’investigation qui lui permet de réaliser des photographies qu’elle met en relation avec une production graphique et textuelle. Il entre une multitude d’intentions dans sa pratique dont l’une des moindres n’est certainement pas de s’attaquer à la photographie comme garante d’une objectivité liée à son rapport au réel. Certes, Simon n’est ni la seule ni la première à s’en prendre à cette objectivité fantasmée de la photographie en mettant en avant ses facultés d’occultation mais, comme nous venons de le voir avec A Polite Fiction, la manière dont elle s’attaque à cette objectivité est résolument originale : elle ne force pas le spectateur à prendre position ou à réveiller sa conscience comme ont pu le faire par le passé les postures critiques faisant de la photographie un médium « à charge » qui interpelle la passivité du spectateur,  elle la place en position de dépendance par rapport au texte. A Polite Fiction montre simplement que la photo ne montre rien : c’est la légende (laconique et mystérieuse) et l’extrait de texte fourni par les artistes anonymes qui donnent à voir, attestant que l’œuvre photographique n’existe que par le discours situationnel qui la recadre et le récit qui élargit son champ d’action2.

Bird of the West Indies (2013) est une impressionnante série de photos des gadgets qui parsèment les films de James Bond. Inutile de revenir sur l’aspect proprement fantasmatique de ces objets qui participent de la légende de l’agent Bond et qui, par ailleurs, procèdent d’une vision fantasmagorique du monde, d’une exacerbation du caractère séducteur de la marchandise associée à la toute-puissance de l’Occident. La réunion de ces objets sortis de leur contexte filmique en une série isolée donne la sensation d’un monde suspendu, magique, que l’on pourrait rapprocher d’une certaine manière de l’univers des jeux vidéo. Au cœur de cette accumulation, l’artiste a inséré les portraits d’anciennes actrices de ces films qui ont accepté de collaborer avec elle, posant toutes devant le même fond blanc qui découpe leur silhouette, les fait flotter dans l’espace mais les isole aussi dans un temps suspendu. Sans ambages, l’artiste opère une mise à niveau brutale qui les place au même rang que les accessoires de l’agent secret. Ainsi, une simple juxtaposition d’images est plus efficace que de longs discours féministes. Ce nivellement de l’image de la femme n’est pas simplement provocateur, il permet aussi de faire état de la puissance d’aplanissement de la photographie qui, dans ce cas précis, est capable de servir un discours mais aussi de vérifier son impact réel : la réaction des actrices approchées pour participer à ce casting en dit long sur le degré d’aliénation de ces anciennes idoles. Seules ont accepté de poser celles qui avaient déjà développé avant leur apparition dans l’épopée bondienne une activité autonome et une carrière dans un autre domaine comme Halle Berry, Grace Jones ou Sophie Marceau, alors que celles qui avaient été « révélées » au cinéma comme James Bond girls n’ont pas donné suite aux demandes de l’artiste. Les actrices comme Ursula Andress sont restées figées dans une identité d’emprunt, refusant d’assumer leur destinée de « simples mortelles », comme l’écrit justement Daniel Baumann : « rendre le temps visible est le prix à payer pour n’être pas un simple élément dans un film comme une arme ou un chat, et tandis que celles parmi les femmes qui ont refusé d’être photographiées peuvent espérer rester immortelles, celles qui ont accepté se détachent de la formule bondienne, et ainsi du statut d’accessoire.3»

Taryn Simon,The Innocents, 2002. Charles Irvin Fain Scène du crime, Snake River, Melba, Idaho. Incarcéré 18 ans à la suite d’une condamnation à mort pour meurtre, viol et enlèvement. Tirage jet d’encre, 121,9 × 157,5 cm. Courtesy Taryn Simon © 2014 Taryn Simon

Taryn Simon,The Innocents, 2002. Charles Irvin Fain. Scène du crime, Snake River, Melba, Idaho. Incarcéré 18 ans à la suite d’une condamnation à mort pour meurtre, viol et enlèvement. Tirage jet d’encre, 121,9 × 157,5 cm. Courtesy Taryn Simon © Taryn Simon

Bird of the West Indies comme Contraband, Innocents ou A Polite Fiction vise à mettre en lumière les mécanismes qui opèrent de manière plus ou moins intentionnelle au sein des grandes institutions, que ce soient celles de la justice, de la douane, de la police, du cinéma ou encore de l’art. Le rôle de la photographie est questionné à travers l’objectivité qui est censée la définir et notamment dans la constitution de la preuve au sein de l’enquête, clé de voûte du système judiciaro-policier. Ainsi, dans Innocents, c’est son caractère d’insoupçonnabilité qui est mis en doute. L’anecdote de ce Noir Américain, Frederick Daye, accusé d’avoir commis un meurtre et que le jury, entièrement composé de Blancs et déstabilisé par les techniques de persuasion de la police associées aux manipulations de l’image finit par déclarer coupable, montre qu’au-delà de la supposée objectivité de l’objectif photographique existent des présupposés idéologiques qui orientent la direction des recherches et influent sur le résultat des enquêtes, expliquant l’importance du nombre de ces innocents accusés à tort. Le projet Innocents peut s’envisager comme une tentative de réécriture des innombrables histoires dramatiques qui ont affecté en profondeur la vie de personnes injustement accusées, en s’appuyant sur des mésusages de la photographie. Simon les a fait poser à nouveau dans des situations d’alibi, inversant en quelque sorte les erreurs et les mystifications qui les ont amenées parfois à subir de lourdes peines. Innocents s’inscrit dans un mouvement de mise à jour des manquements judiciaires qui ont profondément affecté les États-Unis ; sans vouloir moraliser ou prétendre réparer les injustices de l’histoire, Taryn Simon a, ici, restauré la possibilité pour l’image d’être au service des humbles et non plus seulement des puissants, mettant en place une espèce de parallèle documentaire qui agit comme un chaînon manquant et salutaire du grand récit national américain.

Taryn Simon,The Innocents, 2002. Troy Webb Scène du crime, The Pines, Virginia Beach, Virginie. Incarcéré 7 ans à la suite d’une condamnation à 47 ans de prison pour viol, enlèvement et vol. Tirage jet d’encre, 121,9 × 157,5 cm. Courtesy Taryn Simon © 2014 Taryn Simon

Taryn Simon,The Innocents, 2002. Troy Webb. Scène du crime, The Pines, Virginia Beach, Virginie. Incarcéré 7 ans à la suite d’une condamnation à 47 ans de prison pour viol, enlèvement et vol. Tirage jet d’encre, 121,9 × 157,5 cm. Courtesy Taryn Simon © Taryn Simon

C’est à nouveau un processus d’immersion, cette fois dans un site nodal de la circulation des marchandises — l’aéroport John Fitzgerald Kennedy de New York — qui a donné lieu à Contraband. Pour réaliser cette production massive d’images, l’artiste s’est livrée à un véritable marathon de prises de vue qui, selon ses dires, l’a littéralement épuisée. Pendant plusieurs jours, elle a photographié sans arrêt le tout-venant des objets saisis en douane. Contraband procède d’un système proche d’A Polite Fiction et concerne aussi une production illicite même si, s’agissant des inscriptions masquées sur les murs de la prestigieuse fondation parisienne, le caractère délictuel reste plutôt minime. Contraband puise aux mêmes sources d’une production anonyme, l’œuvre est d’une certaine manière réalisée in situ et la production de la « collection » est assurée bien malgré elle par l’institution qui l’héberge. Comme A Polite Fiction où le pouvoir de la photo était pris en défaut dans sa capacité à rendre compte de la profondeur du réel, Contraband fait soudain exister une collection d’objets en les extirpant de leur condition première, destinée à rester secrète. Cette œuvre interroge profondément le médium photographique en tant que doublure du réel : les articles saisis par la douane sont majoritairement des contrefaçons, faux sacs Vuitton, fausses paires de chaussures Prada, etc., alors que la photographie produit des doubles parfaitement licites qui alimentent en toute impunité le marché de l’art — ainsi de ces images qui finiront fatalement sur les cimaises des galeries. Taryn Simon met aussi le doigt sur l’un des effets collatéraux de la mondialisation : l’incapacité, pour l’administration, à contrôler le flux d’une production parallèle qui la submerge de toutes parts. La tentative de résorber la contrebande devient, à travers l’objectif filtrant de l’artiste américaine, le symbole sisyphéen d’une lutte perdue d’avance — nulle barrière juridique ne pouvant endiguer la pulsion irréfragable de l’humanité à se procurer de ces objets de désir — mais aussi la vision métonymique de la complexité des rapports sociaux saisis à travers la multiplicité des situations évoquées par ces incroyables listings d’articles, une espèce de portrait en creux du monde dans lequel nous vivons, d’une étrangeté par moments inquiétante qui n’apparaît ni dans les magazines glossy ni dans le monde idéal des agences de publicité.

Listings oulipiens / angoisse babélienne…

Les dispositifs de Taryn Simon ont tendance à se répéter : identification d’une ligne de production au sein d’un contexte dans lequel ils apparaissent de manière clandestine ou inopinée (les dessins cachés des ouvriers à l’occasion du chantier de la fondation, les objets illicites saisis en douane, les gadgets de l’agent 007, etc.), immersion sur site afin de mettre en place l’appareil de production documentaire et, le cas échéant, isolement des objets issus de cette procédure. Ces prélèvements et collectes font fortement penser à une pratique d’entomologiste isolant soigneusement les spécimens pour en faire ressortir les singularités, entre rigueur scientifique et attirance pour la bizarrerie, mais ils renouvellent aussi la forme de la capsule temporelle, à mille lieues du fétichisme nostalgique d’un Andy Wharol.

Dans A Polite Fiction, par exemple, l’artiste avait mis la main sur un trésor soigneusement dissimulé composé d’objets fabriqués par les ouvriers à l’occasion du chantier mais aussi de matériaux dérobés pour leur usage personnel4. Ces deux filières se rejoignaient ensuite pour former une collection proprement impossible, reflet d’une production spontanée et non intentionnelle. Dans Contraband, le rassemblement des objets confisqués par les douaniers aboutit à une collecte encore plus hétérogène car n’étant pas limitée par un cadre professionnel (celui du chantier) ou sociologique (car provenant d’une infinité de domaines d’intérêt) et référant à la diversité absolue de la production mondiale d’objets de contrebande mais aussi à la multipolarisation des sites de production5. Ces rassemblements d’items composant les œuvres de Simon font penser par moments aux procédés d’écriture de l’OuLiPo qui mettent en œuvre des systèmes contraignants censés restreindre la liberté de l’auteur et s’avèrent au final être des sources fécondes de création littéraire.

Taryn Simon, Cadavre d’oiseau, étiqueté « décor d’intérieur », Indonésie à Miami, Floride (interdit). Détail de cadavres d’animaux (interdits), membres d’animaux (interdits), squelettes d’animaux (interdits), animaux empaillés (interdits), papillons (interdits), escargots (interdits). 15 tirages jet d’encre dans 6 boîtes en plexiglas. Courtesy Taryn Simon © 2014 Taryn Simon

Taryn Simon, Cadavre d’oiseau, étiqueté «décor d’intérieur», Indonésie à Miami, Floride (interdit). Détail de cadavres d’animaux (interdits), membres d’animaux (interdits), squelettes d’animaux (interdits), animaux empaillés (interdits), papillons (interdits), escargots (interdits). 15 tirages jet d’encre dans 6 boîtes en plexiglas. Courtesy Taryn Simon © Taryn Simon

Dans le cas d’A Polite Fiction, le mode de production de l’exposition pose la question de la définition de l’œuvre d’art en lui apportant une réponse plutôt originale : objets dont l’existence échappe au préalable à la connaissance de l’artiste et qui ne prennent vie qu’à l’issue de leur activation selon un protocole soigneusement respecté, de l’ordre de l’exhumation ou de la révélation. Dans Birds of the West Indies, le recensement des objets sélectionnés par l’artiste et photographiés par ses soins donne également lieu à une accumulation d’éléments plus qu’intéressants du point de vue de leur spécificité — surtout si l’on considère les actrices comme faisant partie de cette série d’objets — ; de même que dans Contraband, la liste est proprement faramineuse.

Mis à part certains exemples rarissimes, comme dans A Polite Fiction, Taryn Simon ne montre jamais directement ces objets : ces derniers sont toujours « filtrés » par l’objectif de l’appareil avant d’être restitués sous forme de documents photographiques ou d’archives, plus ou moins tronqués (comme dans The Picture Collection où le système d’empilement choisi masque une bonne partie des documents) ou plus ou moins mis en scène (comme dans Birds of the West Indies où la présentation des gadgets bondiens sur fond noir leur confère une indéniable préciosité). Toujours est-il que Simon, comme tout photographe, ne crée pas d’objets sculpturaux ni de formes inédites, elle agit dans ce « second degré » de la création qui consiste à rassembler, agréger, lister, trier, exhumer, assembler, etc., à partir d’un fonds iconographique issu de son propre travail mais aussi d’un patrimoine exogène potentiellement illimité. S’ensuit inévitablement une production reposant fondamentalement sur un double nivellement, celui du médium lui-même et celui qu’applique l’artiste à travers l’homogénéisation et le systématisme de ses formules de présentation.

Taryn Simon, The Picture Collection, 2013. Dossier : Autoroutes Tirage jet d’encre, 119,4 × 157,5 cm avec cadre. Courtesy Taryn Simon © 2014 Taryn Simon

Taryn Simon, The Picture Collection, 2013. Dossier: Autoroutes Tirage jet d’encre, 119,4 × 157,5 cm avec cadre. Courtesy Taryn Simon © 2014 Taryn Simon

Ce double aplanissement fait écho à une tendance historique plus générale qui renvoie au gommage de la hiérarchie entre haute et basse culture apparu vers la fin du xxe siècle6 et dont le point culminant correspond à l’apogée du recours à l’archive à l’aube du troisième millénaire. Naviguant entre assemblage de documents de multiples origines, dénonciation des idéologies véhiculées par l’image et de la confiscation de son pouvoir à des fins de propagandes diverses, Simon est éminemment sensible à cet écrêtement des différences qui redéfinit les usages d’un médium populaire dans sa production et sa réception. À l’occasion de la réalisation de The Picture Collection, elle pointe le fait que ce phénomène était déjà à l’œuvre à la naissance de l’institution éponyme en 19157, bien avant que les mouvements artistiques ne s’emparent du phénomène pour en faire un lieu commun : la collection publique s’est en effet constituée sur la base d’un amalgame extraordinaire d’achats, de legs et de dépôts gracieux en tous genres en provenance de l’ensemble des supports médiatiques que comptent les États-Unis de l’entre-deux-guerres, augmenté par la suite de l’apport de travaux de photographes aussi emblématiques que Walker Evans ou Dorothea Lange. Ces artistes qui l’alimentèrent de leurs dons étaient attachés au fait que la collection demeure accessible au commun des mortels, dans une pure pensée démocratique. Taryn Simon participe de ce mouvement en introduisant dans l’une de ses séries une œuvre d’Edward Steichen qui vient s’intercaler entre deux photographies d’anonymes. Cet intérêt qu’elle porte à l’érosion des différentiels culturels trouve des prolongements logiques dans son approche d’Internet : d’une certaine manière, la collection préfigure le fonctionnement du web et anticipe son développement qui, partant d’une utopie de partage démocratique de la connaissance entre scientifiques évolue peu à peu vers un grand fourre-tout de plus en plus contrôlé par les géants de l’industrie informatique et les institutions de la surveillance mondialisée. L’artiste poursuit ses investigations sur la réception et l’utilisation des images avec un projet conçu en collaboration avec l’informaticien Aaron Swartz : Image Atlas est un moteur de recherche qui permet d’amalgamer les résultats de recherches issus de moteurs locaux, à partir de n’importe quel mot et de sa traduction optimisée par Google Translate dans les soixante pays qui ont été pris comme échantillon. La liste des images trouvées varie d’un extrême à l’autre en fonction des pays dans lesquels les recherches ont lieu — par exemple le mot « épicerie » rassemblera des images d’un stand de fruits en France, d’un kilo de farine en URSS et d’un robot en Syrie [sic] — mettant ainsi en relief la manière dont ces recherches sont dépendantes du vocabulaire dont dispose Google mais aussi dont elles sont orientées par les instances culturelles et politiques locales, qui influent indirectement sur l’établissement de la silhouette générale des articles recherchés. Dans le prolongement de cette réflexion, Simon constate aussi que les moteurs de recherche, à force de faire remonter dans les top results les items les plus recherchés, finissent par ôter tout pouvoir de découverte à ces outils censés la faciliter et s’épuisent au final dans la tautologie8.

Taryn Simon, The Picture Collection, 2013. Dossier : Blessés, The Picture Collection, 2013 Tirage jet d’encre, 119,4 × 157,5 cm avec cadre. Courtesy Taryn Simon © 2014 Taryn Simon

Taryn Simon, The Picture Collection, 2013. Dossier: Blessés. Courtesy/© Taryn Simon

L’œuvre de Taryn Simon est à l’image de The Picture Collection dont la nomenclature mise en place à ses débuts semble capable d’endiguer une anarchie inhérente à un système entropique, une utopie fondatrice qui rappelle celle qui a prévalu aux débuts de ce nouveau monstre encyclopédique appelé Internet que la collection publique new yorkaise, d’une certaine manière, préfigure en annonçant les dysfonctionnements à venir et les volontés de contrôle de ce libre foisonnement des connaissances. L’artiste oscille entre une tentative d’ordonner le chaos et de le laisser filer, de se laisser porter par lui : dans A living Man Declared Dead and Other Chapters I — XVIII, le strict ordonnancement en trois volets qui documente les recherches effectuées pendant quatre années sur des lignées familiales qui l’ont menée d’un bout à l’autre de la planète, ménage en son centre des espaces où le récit se nourrit de toute la noirceur, invisible, du monde, qu’aucune photographie ne peut exprimer ; c’est dans cet espace où l’image négocie avec le texte que l’artiste invite le spectateur à cheminer…

Taryn Simon, Chapitre XI A Living Man Declared Dead and Other Chapters I–XVIII, 2011. Tirages jet d’encre, en trois parties 213,36 × 301,63 cm l’ensemble (avec cadre) Courtesy Taryn Simon © 2014 Taryn Simon

Taryn Simon, Chapitre XI A Living Man Declared Dead and Other Chapters I–XVIII, 2011. Tirages jet d’encre, en trois parties. Courtesy Taryn Simon © Taryn Simon

1 Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’on s’éloigne ici largement des canons d’une architecture fonctionnelle destinée à optimiser le volume des espaces dédiés aux expositions. Il s’agit avant tout d’un luxueux coffret qui ne renouvelle en rien le vocabulaire de Gehry, signature ou plutôt label que l’on identifie immédiatement, de Bilbao à Los Angeles. Au moins à Paris, contrairement à Bilbao, les espaces d’exposition ont été traités à part et autonomisés par rapport à la « voilure » pour offrir de véritables white cubes. Voir à ce sujet la discussion : « l’art n’est il qu’un produit de luxe » (http://www.sitaudis.fr/Incitations/l-art-n-est-il-qu-un-produit-de-luxe-n.php).

2 C’est le cœur de la pratique de l’artiste, l’écart entre ce qui est montré et ce qui est légendé et / ou assorti d’un texte. D’aucuns y voient la mise à distance brechtienne qui permet au spectateur de se glisser dans l’interstice afin d’y participer de plain-pied, d’autres y voient une référence à la pensée de Rancière lorsqu’il parle de l’entrelacement des intentions et des références dans Le spectateur émancipé. À noter que la référence à Rancière paraît tout à fait appropriée pour l’appréhension des empilements de The Picture Collection où, comme le note Tim Griffin dans son texte d’accompagnement, les documents sont partiellement masqués et nécessitent de faire appel à une culture iconographique pour compléter ces séries bien que l’ignorance de cette culture n’empêche pas, suivant la théorie de Rancière, d’appréhender l’œuvre selon toute une gamme d’approches qui demeurent pleinement satisfaisantes.

3 « Making time visible is the price to be paid for not being just an element in a film like a weapon or a cat, and while some of the women who refused to be portrayed may hope to remain ageless, those who allowed themselves to be photographed distance themselves from the Bond formula, and thus from the status of accessory. » Daniel Baumann, « The Black Hole », in Birds of the West Indies, p. 19, Hatje Cantze, 2013.

4 L’on pense ici aux Objets de grève de Jean-Luc Moulène, fabriqués par des ouvriers en grève et composant également une collection d’objets inclassables.

5 « The sheer repetition of objects (endless accumulations of counterfeit luxury handbags, every time the same; bottomless supplies of sexual stimulant drugs; meat products; pirated DVDs; animal parts used as medicine or for religious rituals) presents a metonymic view of the social whole, as constructed by our endless drive to accumulate; an overproduction of stuff. » Hans-Ulrich Obrist, « Ever airport : notes on Taryn’s Simon Contraband », May 2010 publié dans le catalogue édité à l’occasion des expositions « Vues arrières, nébuleuse stellaire et le le bureau de la propagande extérieure » au Jeu de Paume, Paris, et « A Living Man Declared Dead and Other Chapters I — XVIII », au Point du Jour, Cherbourg.

6 « L’opposition entre le haut et le bas, l’élite et le peuple, les modernistes et les masses structure depuis longtemps les débats sur la culture moderne. Elle est devenue pour nous une sorte de seconde nature, que l’on veuille défendre les vieilles hiérarchies, les contester ou les dépasser. Elle s’est toujours appuyée sur la notion de classe. Tout un système de distinction — haute culture, culture moyenne et culture populaire — relie en effet les différences de culture à des différences de classe (toutes étant entendues en un sens pseudo-biologique) or, il se pourrait que ce système se soit effondré sous nos yeux. » Hal Foster, Design & Crime, (2002), Les prairies ordinaires, 2008, traduction Nicolas Vieillecazes, p. 11.

7 The Picture Collection of The New York Public Library est un ensemble de plus d’un million de photographies, affiches, impressions, cartes postales originales mais aussi d’images provenant de livres, de magazines et de journaux, classées par sujet.  La collection est accessible au public six jours par semaine et disponible en prêt. 30 000 images en ont déjà été numérisées.

8 Cf. Tim Griffin « Unlikely Futurity » in The Picture Collection, Cahiers d’Art, 2015.

« Birds of the West Indies », galerie Almine Rech, Paris, 21.02_14.03.15

« Vues arrière, nébuleuse stellaire et le bureau de la propagande extérieure » / « Rear View, A Star-Forming Nebula and Office of Foreing Propaganda », Jeu de Paume, Paris, 24.02_17.05.2015

« A Living Man Declared Dead and Other Chapters I — XVIII », Le Point du Jour, Cherbourg, France, 1.03_31.05.2015

56e Biennale de Venise, 9.05_22.11.2015


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