Jeanne Vicerial

par Sarah Matia Pasqualetti

Entre robotique et artisanat, entre mort et création, entre présence et absence, entre extérieur et intérieur, entre force et vulnérabilité, entre stase et mouvement, entre passé et avenir… Les œuvres de Jeanne Vicerial défont les oppositions instaurées par la culture occidentale et en retissent différemment les liens, pour donner lieu à de nouveaux corps hybrides.

QUARANTAINE VESTIMENTAIRE JOUR 24/40 : Papesse, 2020 Une collaboration entre Jeanne Vicerial (idée originale et création vestimentaire) et Leslie Moquin (photographie) lors de la résidence de Jeanne Vicerial à l’Académie de France à Rome — Villa Médicis (2019-2020)
Crédits: © Jeanne Vicerial & Leslie Moquin © ADAGP, Paris, 2023

Tricotissage 

Jeanne Vicerial développe une pratique polymorphe qui touche au design, l’artisanat, la mode et les arts plastiques. Elle cultive cette hétérogénéité grâce à sa collaboration avec un entourage hétéroclite de professionnel·le·s issu·e·s du monde de la photographie (Leslie Moquin), de la performance (Julia Cima), de la musique (Nadine Schütz), de la parfumerie (Nicolas Beaulieu), ou du spectacle (avec la production de costumes pour des chorégraphes, des metteurs en scène de théâtre ou d’opéra tels qu’Angelin Preljocaj ou Hervé Robbe). Sa formation de costumière et de designeuse textile l’a amenée à une recherche sur la relation entre corps et vêtement, et sur la perception du corps dans l’industrie de la mode, qu’elle prolonge dans ses créations. Ces dernières sont des sculptures textiles qui se présentent comme des collections vestimentaires, dont l’exposition peut prendre la forme d’un défilé statique, où l’artiste laisse au public la tâche de faire le catwalk.

Ces collections ne sont pas issues de la couture ni créées à partir de tissus, car Jeanne Vicerial travaille exclusivement avec du fil et des cordes. Chaque pièce est en effet composée par le tissage d’un seul fil – long de plusieurs kilomètres – récupéré sur des bobines inutilisées par l’industrie textile, et avec lequel elle dessine en trois dimensions ses sculptures vestimentaires. Conçu à partir du dessin, le diamètre de ce monofilament peut varier selon les différentes épaisseurs des mines de crayons noirs. Parmi les techniques utilisées, il y a la broderie, le crochet, le macramé, la dentelle, la technique de corde, mais il y a surtout celle du tricotissage – qu’elle a inventée. Inspiré du tissage musculaire humain, ce procédé permet de transposer des dessins anatomiques en créations textiles. Ainsi, en suivant avec le fil les lignes du système musculaire humain, à partir d’images issues des planches anatomiques et des illustrations de dissection, Jeanne Vicerial a produit des vêtements biomimétiques qui évoquent les machines anatomiques du xviiiᵉ siècle et qu’elle nomme « radiographies portatives ».

Chaque pièce demande entre deux cents et mille deux cents heures de travail. Pour moduler ce rapport au temps et développer techniquement ce que, dans sa thèse de doctorat, elle appelait un « prêt-à-mesure » (entre le sur-mesure et le prêt-à-porter), Jeanne Vicerial a breveté, en partenariat avec le département de mécatronique de l’école des MINES ParisTech, un bras robotique permettant de produire des vêtements sur-mesure, sans chute et de manière locale. Elle a ainsi montré que la technologie robotique et l’artisanat manuel sont plus proches de ce que l’on pourrait croire : tout comme celui de l’artiste, le travail de ce robot tisserand est en train d’évoluer (il se trouve actuellement à sa troisième version) ; comme elle, il dessine dans l’espace avec un fil unique, imitant la trame des tissus musculaires humains.

Il tricotisse donc, sur la base d’un tissu qui vient de l’intérieur de notre corps et de ses muscles qui se tissent, en dessous de la peau, comme les tissus des vêtements qui la recouvrent. Il se peut alors que par un jeu osmotique des surfaces, les tissus d’un côté de l’épiderme passent de l’autre côté et inversement. Entre muscle et textile s’instaurerait donc une ressemblance par contact épidermique. Jeanne Vicerial conçoit en effet le vêtement comme une nouvelle peau pour des sculptures qui font coïncider tissus et chair. Ses œuvres dévoilent ainsi l’ambiguïté entre intérieur et extérieur du corps, entre sa présence nécessaire à la conception du vêtement et son absence lorsque ce dernier a pris sa place. Écorcher, disséquer, sont pour elle des techniques qui permettent de montrer les équivalences de l’en dedans avec le dehors. Renverser sa peau signifie alors montrer les fragilités d’une surface qui a besoin d’armures et d’amour, afin de construire de nouveaux corps et tisser une nouvelle collectivité. C’est ainsi que naissent les « Armors ».

ARMORS : SCULPTURES VESTIMENTAIRES, 2020 Robe bouclier : fil, cordes et résine
Crédits: Photo © Louise Quignon
© Collection Yvon Lambert en Avignon © Jeanne Vicerial
© ADAGP, Paris, 2023

Armors 

Le travail de Jeanne Vicerial évoque des personnages mythologiques qui lient le féminin à l’art du tissage. Elle incarne par exemple Penelope, dans sa patiente répétitivité d’un geste, ou dans la complicité avec ses aidantes-ancelles qui tissent avec et d’après elle, dans son studio. Et comment ne pas lire le monofilament de ses sculptures au prisme du légendaire fil d’Ariane ? De plus, le film « Une re-naissance », de Louise Ernandez, tourné dans le cadre de l’exposition de l’artiste à la basilique de Saint-Denis, se réfère explicitement aux Parques, ou aux Moires, qui tissent le fil de la vie, de la mort et de la destinée des humains. Mais le mythe le plus représentatif de la pratique de Jeanne Vicerial est sans doute celui d’Arachné.

L’hubris d’Arachné s’attache non seulement au renversement des hiérarchies techniques (le primat incontesté d’Athéna dans l’art du tissage), mais aussi à la mise en discussion des hiérarchies sociales et cosmogoniques, car dans le concours contre la déesse, elle compose une œuvre qui révèle les obscénités et la brutalité des actes de viols et de violences perpétrés par les dieux olympiens contre les femmes. Arachné accuse et dénonce à travers l’art du tissage, en montrant les celestia crimina dela violence divine et plus largement de la violence masculine. Pareillement, Jeanne Vicerial accuse et dénonce les crimes de l’histoire de la domination hétéropatriarcale. Elle dénonce le regard machiste sur le genre, qui oscille entre fétichisation et sacralisation, entre vénération et maltraitance. Elle dénonce le système de la mode, la dévastation écologique de la fast fashion et l’exploitation capitaliste des corps par l’industrie du vêtement dans le Sud global. Mais elle dénonce aussi l’image du corps féminin promulgué par l’industrie textile, et la conséquente modification de l’apparence corporelle par le biais de la chirurgie esthétique qui travaille la peau comme une étoffe. Enfin, tout comme Arachné qui, transformée en araignée par l’ire d’Athéna, fait de son corps une arme, Jeanne Vicerial crée des extensions de son corps, des « Armors », qui forment une armée parée uniquement de boucliers et dont l’arme principale est donc constituée par leur propre présence charnelle.

À la différence des sculptures vestimentaires, les « Armors » ne sont pas portables. L’artiste dit que « c’est comme si le mannequin couture avait été mangé par la robe », selon une sorte d’introjection qui renvoie encore une fois au mythe d’Arachné et à l’engloutissement de ses organes dans la profondeur de son ventre. Certaines de ces armures organiques sont composées et recomposées par des « organes vestimentaires » : des modules interchangeables qui permettent de reconfigurer différemment les sculptures. Ainsi, le travail modulaire rend possibles les métamorphoses sculpturales. Transformables et modifiables, ces armures anatomiques interrogent les capacités de l’épiderme à réagir aux blessures. Bleus, ampoules et cornes sont en effet des systèmes de défense de la peau qui se transposent ici dans ces cocons vestimentaires, protégeant certaines parties du corps. On comprend alors que les armures des « Armors » ne sont pas faites pour la bataille, mais pour la défense. Ce sont des protections pour des peaux fragiles, pour des corps invisibilisés, oubliés, qui reviennent à la vie pour exposer leurs cicatrices couturées, suturées et leurs versions de l’histoire de la féminité. Elles s’élèvent et se redressent pour conter le contre-récit de corps sans nom, pour réaffirmer la puissance de ce qui a été effacé de la mémoire et retracer l’histoire d’une lutte qui dure depuis longtemps et dont les blessures n’ont pas arrêté de saigner.

Ces entités protectrices, ou gardien.ne.s, veillent tour à tour sur le monde souterrain (« Gisantes »), sur la métamorphose (« Mues »), sur la création (« Amnios »), sur la spiritualité (« Puppa ») et sur la mémoire (« Présences »). Elles s’insèrent dans une logique qui ne répond pas à la dynamique patriarcale du geste héroïque menant à la victoire de la guerre, ou à celle du calcul de l’action avide d’événements, mais à la dimension du soin collectif : elles nous protègent en même temps qu’elles demandent beaucoup d’attentions, car il faut les coiffer, les parfumer et les habiller. Faites d’un fil, elles sont extrêmement délicates et fragiles. Et pourtant, leur présence totémique et impersonnelle en fait des entités extrêmement puissantes. Divinités, esprits, ombres, visions oniriques… dans leurs figures résonnent les puissances de Méduse, de Cléopâtre, d’Athéna, de la Papesse du tarot de Marseille, des korés de la Grèce antique, des dames blanches et des vierges noires. Étranges, certes, néanmoins familières, car issues de la technique atavique du tissage dont l’artiste mélange savamment des influences variées, de l’armure japonaise à la coiffe espagnole jusqu’au costume traditionnel russe.

Pour Jeanne Vicerial, l’étude de l’histoire du vêtement et son rapport aux corps ne peut pas se passer d’une réflexion autour de la disparition des corps eux-mêmes. D’abord elle critique cette disparition dans le monde de la mode, avec la substitution du corps vivant par des tailles fixes, idéelles et abstraites (S, M, L), correspondant à des images stéréotypées. Mais cette disparition entraîne aussi une relation à la mort et à notre rapport à ce qui meurt. La mort du corps, son absence, est donc centrale dans cette recherche qui pose le vêtement comme étant, d’un côté, ce qui survit au décès et de l’autre, ce qui renvoie constamment à sa possibilité. Un memento mori nous rappelant toutes les petites morts qui appartiennent à chaque changement et à chaque métamorphose.

Gardie.ne n°2, 2020-2022
Cordes, fils – travail à la main
184 x 38 x 27 cm – 72.44 x 15 x 10.6 in.
Crédits : Vue de l’exposition personnelle de Jeanne Vicerial : «ARMORS», 7 janvier – 11 mars 2023, Galerie Templon, Paris.
Courtesy de l’artiste et TEMPLON, Paris – Bruxelles – New York. 
© ADAGP, Paris, 2023.
Photo © Adrien Millot.

Métamorphoses 

Si le noir des vêtements sculpturaux de Jeanne Vicerial est une substitution du tracé du crayon, la couleur blanche évoque les sculptures en marbre des femmes et divinités qu’elle a habillées lors de sa résidence à l’Académie de France à Rome. Mais ce blanc fait aussi signe aux mues, aux exuvies et aux chrysalides de la métamorphose entomique. Transformations et mutations sont en effet centrales dans l’univers de Jeanne Vicerial, ainsi que les mélanges entre les mondes humain, végétal et animal. Et puis, il y a les fils roses et les fleurs, seuls éléments colorés de ses œuvres. Le rose renvoie au sang et aux fluides, colorés par les fleurs, qui se déversent depuis l’intérieur du corps, et qui en peuplent les cavités. Ces fleurs indiquent les mythes et les histoires des métamorphoses végétales, comme celle de Daphnée transformée en laurier, de Clytie qui se change en tournesol ou d’Acanthe mutée en plante épineuse.

Pendant le premier confinement de 2020, passé à la Villa Médicis, l’artiste a cueilli et récolté des fleurs afin de créer une composition vestimentaire par jour, pendant quarante jours. Cette « Quarantaine vestimentaire », dont les photographies sont montrées dans l’exposition Perséphone à la Fondation Thalie d’Arles (du 3 juillet au 16 septembre 2023), est conçue comme une collection de mode printemps-été. Filles du Covid, ces images ont un rapport évident avec la mort, mais aussi avec la renaissance et les forces de la création.

L’artiste a fait sécher les fleurs utilisées pour les intégrer dans des œuvres liées aux changements et aux métamorphoses du corps comme l’accouchement, la grossesse et l’avortement, mais aussi les transitions de genre ou les transformations de type non binaire. Pour esquisser ces identités changeantes, en mutation permanente, Jeanne Vicerial s’oriente vers les orifices, les organes et les viscères, en ouvrant des béances dans les corps de ses créations. Des vulves fleuries et des ventres de Vénus dévoilent ce qui habituellement reste caché par les vêtements ou par la peau, en faisant apparaître les proximités entre la flore corporelle et la flore végétale. Pareillement, les « Sex Voto » sont des boucliers érotisés, inspirés par les parties de corps présents sur les ex-voto. Faits d’un fil et de fleurs, ces organes sexuels vestimentaires (ovaires, testicules, organes génitaux internes et externes, glandes mammaires) sont des offrandes votives faites à la Terre. Couturière-chirurgienne armée d’aiguilles, de ciseaux et de seringues, Jeanne Vicerial opère également des « Dissections vestimentaires » sur le corps de ses « Vénus ouvertes ». Ces dernières rendent hommage à « La Venerina » de Clemente Susini, modèle anatomique du xviiiᵉ siècle représentant une femme allongée sur son lit de mort, en état de jouissance, dont la dissection montre un fœtus dans le creux de son ventre. Jeanne Vicerial redresse ces Vénus écorchées, tant de leur peau que de leur écorce, pour montrer la vie et les fleurs qui poussent en leur ventre.

Comme les autres créations de l’artiste, elles s’élèvent, mais toujours en recherchant, pour ne pas le perdre, le contact avec la terre et le sol. Chaque pièce pousse en effet une multitude de filaments vers le bas, comme des cheveux, comme des racines arborescentes ou aériennes qui l’ancrent au sol. Cela renforce les familiarités avec le monde végétal, mais aussi avec les insectes, car de la tête ou de la sommité de toutes ces sculptures, il y a une corde qui pend vers le sol, comme une espèce de trompe ou d’antenne. Mantes religieuses, arachnides, papillons avec leurs nymphes et leurs cocons, toute sorte d’insectes avec leurs mues-armures… ces animaux soutiennent l’univers métamorphique de l’artiste.

Cela signifie que les créations de Jeanne Vicerial ne viennent pas d’une autre planète : elles ne sont pas des « trouvailles astro-archéologiques ». Le soutenir équivaut à aliéner toute puissance de revendication et de dénonciation de ces sculptures. Car elles sont des corps qui matérialisent la puissance collective d’un nouveau féminin hybride (demeurant irréductible à tel ou tel genre), qui se construit entre machines, fibres, végétaux et animaux. Elles renvoient à un passé mythologique, certes, mais pour annoncer une ère à venir, comme un présage ou une promesse… les monstres arrivent.

1 Boyan Manchev, « Le double obscur de Prométhée. La métamorphose et la technique », in Multitudes, n° 47, Mineure 47 : Prométhée contre Areva, textes réunis par Frédéric Neyrat, hiver 2011.
2 Emanuele Coccia, « Le Corps-Cocon », in Jeanne Vicerial, Armors, Paris, Galerie Templon, 2023, p. 26.

Gisante de cœur, 2022
Cordes, fils, fils en dégradé, fleurs vernies (amovible) – travail à la main Ropes, threads, gradient threads, vanished flowers (removable) – handmade 231 x 60 x 50 cm
Crédits: Vue de l’exposition personnelle de Jeanne Vicerial : «ARMORS», 7 janvier – 11 mars 2023, Galerie Templon, Paris.
Courtesy de l’artiste et TEMPLON, Paris – Bruxelles – New York. © ADAGP, Paris, 2023.
Photo © Adrien Millot.

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Head image : Vue de l’exposition personnelle de Jeanne Vicerial : «ARMORS», 7 janvier – 11 mars 2023, Galerie Templon, Paris.

  • Publié dans le numéro : 104
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