[Dossier Allemagne] Peggy Buth, postcard from Congo

par Antoine Marchand

Peggy Buth a entrepris, il y a quelques années, un ambitieux projet qui prend pour cadre le Musée de Tervuren sis dans la banlieue de Bruxelles. Successivement nommé Palais des Colonies à sa construction lors de l’Exposition Universelle en 1897, puis Musée du Congo l’année suivante, Musée du Congo Belge en 1908 et enfin Musée royal de l’Afrique centrale en 1960, celui qu’on nomme donc aujourd’hui communément Musée de Tervuren est un lieu symbolique de l’histoire coloniale belge et, plus globalement, européenne. Le roi Léopold II, qui souhaitait en faire une vitrine de « son » Congo afin de donner une idée du potentiel économique de cette « région » aux Belges et d’attirer les investisseurs, y fit importer des dizaines de milliers de spécimens animaux, d’échantillons minéraux et autres objets ethnographiques. Outre le fait qu’il soit l’un des plus grands Musées coloniaux au Monde, la spécificité de cet établissement réside dans sa scénographie offrant un point de vue pour le moins daté – voire profondément erroné – sur le colonialisme, et restée quasi inchangée jusqu’en 2004, début d’une ambitieuse politique de restructuration tant sur le plan spatial que conceptuel. C’est ce moment particulier qu’a choisi l’artiste allemande pour entamer ses recherches. Entre 2004 et 2007, elle a documenté ce moment de transition dans la vie du Musée, multipliant les films et les photographies et se plongeant dans les archives et la collection de ce lieu mythique. De ces recherches intensives est né Desire in Representation, « Gesamtkunstwerk » qui mêle allègrement fiction et réalité, histoire personnelle et histoire collective, pour nous interpeller de manière subtile sur notre vision du (post-)colonialisme.

Peggy Buth O,my Kalulu!, 2009 Installation sonore Dimensions variables

Peggy Buth O,my Kalulu!, 2009 Installation sonore Dimensions variables

Publié en 2008, le livre d’artiste en deux volumes Desire in Representation est la véritable pierre angulaire de ce « projet somme », qui s’est depuis considérablement enrichi de plusieurs vidéos, pièces sonores, sculptures et autres séries photographiques1. Dans le premier volume, Travelling through the Musée Royale, sont reproduites les nombreuses photographies des différentes salles du Musée, des détails des différents accrochages des collections permanentes et des expositions temporaires, ainsi qu’une série d’images sur les archives et la bibliothèque du Musée. Peggy Buth y donne à voir un lieu en pleine mutation, portant encore les marques du passé et, notamment, les traces sur les murs d’œuvres aujourd’hui décrochées. Ce premier volume se conclut par un registre de références incluant des résultats d’enchères d’objets africains archétypaux, de nombreuses photographies d’archives mais également des articles écrits par Henry Morton Stanley, journaliste et explorateur britannique missionné par le roi Léopold II en 1878 afin d’acquérir le Congo. Ce glossaire fait le lien avec le second volume de Desire in Representation, un récit écrit par Peggy Buth intitulé O, My Kalulu!

À partir d’éléments d’origines diverses – des récits de voyage d’Henry Morton Stanley, la nouvelle My Kalulu, Prince, King, and Slave (1874) du même Stanley, des récits historiques d’autres auteurs, des illustrations trouvées dans différents ouvrages -, Peggy Buth relate dans O, My Kalulu! l’histoire de Kalulu, jeune africain donné comme esclave à Stanley et qui accompagna ce dernier dans ses différents périples en Afrique centrale. Ce faisant, Peggy Buth met en lumière des thèmes sous-jacents dans l’œuvre de Stanley, comme la fascination pour « l’homme noir », une homosexualité bien présente et le rapport dominant/dominé, révélant toute l’ambiguïté de la relation entre les deux hommes, passée sous silence à l’époque victorienne. En effet, comme l’explique Michel Foucault en évoquant cette période : « Le mutisme lui-même, les choses qu’on se refuse à dire ou qu’on interdit de nommer, la discrétion qu’on requiert entre certains locuteurs, sont moins la limite absolue du discours, l’autre côté dont il serait séparé par une frontière rigoureuse, que des éléments qui fonctionnent à côté des choses dites, avec elles et par rapport à elles dans des stratégies d’ensemble. »2 Un équivalent victorien du « What happens in Vegas stays in Vegas », en somme !

Peggy Buth Index du livre d'artiste Desire in Representation, 2008 Courtesy KLEMM'S, Berlin et l'artiste

Peggy Buth Index du livre d'artiste Desire in Representation, 2008 Courtesy KLEMM'S, Berlin et l'artiste

En mêlant ainsi storytelling, anthropologie, ethnologie, sociologie et de nombreux autres champs de réflexion, Peggy Buth témoigne de la manière dont un discours historique évolue irrémédiablement au fil du temps, en fonction des évènements politiques et des prises de position officielles et propose un point de vue aussi juste que décalé sur ce sujet si sensible des relations entre l’Europe et l’Afrique, ouvrant la voie à de nombreuses nouvelles interprétations. Plus globalement, elle offre une réflexion sur la question de « l’Autre » et sa représentation dans l’histoire, et sur l’évolution permanente de nos systèmes de valeurs et de représentation. En effet, comme elle l’expliquait dans un entretien réalisé il y a quelques années, « The representation always tells more than one story »3.

1 Le projet a été présenté dans son ensemble pour la première fois au Württembergischer Kunstverein de Stuttgart en 2009.

2 Michel Foucault, Histoire de la sexualité 1. La volonté de savoir, Paris : Éditions Gallimard, 1976, pp. 38-39

3 Entretien réalisé par Heike Klees, durant la résidence de l’artiste à la Villa Aurora de Berlin.

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