[Dossier Allemagne] Matti Braun, Pour une rhétorique du symptôme

par Etienne Bernard

Plébiscité outre-Rhin et dans toute l’Europe du Nord depuis de nombreuses années, Matti Braun a définitivement gagné ses galons de révélation de l’année 2010 en France. Tout d’abord invité à Ivry-sur-Seine à plonger dans le remarqué Travail de Rivière en 2009, l’artiste allemand enchaîne depuis les rendez-vous parisiens, chez Nathalie Obadia à l’invitation d’Esther Schipper en début d’année, au Crédac de nouveau cet automne et, enfin, à la Galerie de Noisy-le-Sec cet hiver.

Son parcours dans le paysage artistique hexagonal est à l’image de l’ensemble de son œuvre. Il trouve, en effet, sa cohérence dans la sédimentation, les renvois et la récurrence sans jamais tomber dans la répétition. Tout se construit par strates et composition chez Matti Braun. Son propos consiste à resituer le regardeur au sein d’une trame vue comme un espace à expérimenter avec des moyens de production de sens qui ne tiennent pas exclusivement de la représentation mais bien aussi de l’association et du fantasme. Ainsi, certains y verront le regard de l’érudit, de l’historien, de l’archéologue. Difficile de leur donner tort. Pour autant, l’ambition de Matti Braun n’est pas de réellement faire histoire et encore moins archéologie des champs et choses qu’il aborde, fussent-ils plus ou moins anciens. Il entretient, en revanche, un intérêt profond pour les relations sensibles et empiriques entre les objets du passé, des cultures, de la géographie et des contextes auxquels il se confronte. Chaque élément ou matériau utilisé constitue un nœud indiciel imbriqué dans une toile cohérente autant que subjective. Ses installations conjuguent, relient, accordent et confrontent des indices, moins comme preuves appuyant une quelconque démonstration scientifique que comme traces, marqueurs ou symptômes d’un cheminement de pensée auquel chacun serait invité à s’adjoindre et à apporter des compléments. Ainsi, quand l’artiste installe à Ivry-sur-Seine ses reliques de la ville mythique d’Urfa en Turquie, il compose une trame historique ouverte qui prolonge autant qu’elle oriente la légende de cette cité perdue qui aurait jadis accueilli le Jardin d’Eden. Ici, les références mythologiques admises cohabitent avec des signes contemporains. Dans un étal de vitrines semblable à la scénographie de quelque musée ethnographique, squelettes de carpe, jarres et lampes à huile avoisinent une copie du film éminemment politique de Yilmaz Güney Yol pour composer, dit-il, « Ozürfa », une « vraie » histoire d’Urfa en turc dans le texte (c’est le titre de l’installation). Charge ensuite au regardeur de détricoter, de retricoter et/ou de poursuivre l’entreprise onirico-révisionniste de Braun.

Vue partielle de l'exposition "Mental Archaeology" avec Matti Braun, Thea Djordjadze et Jean-Luc Moulène Photo : © André Morin / le Crédac  Matti BRAUN Özurfa, 2008 Techniques mixtes Courtesy BQ, Berlin et Esther Schipper, Berlin

Vue partielle de l'exposition "Mental Archaeology" avec Matti Braun, Thea Djordjadze et Jean-Luc Moulène Photo : © André Morin / le Crédac Matti BRAUN Özurfa, 2008 Techniques mixtes Courtesy BQ, Berlin et Esther Schipper, Berlin

À Noisy-le-Sec, l’exposition Salo propose, de part et d’autre de la galerie, deux installations qui s’opposent et se complètent comme on dirait de deux pôles magnétiques. La première, intitulée Atol, réunit cinq toiles géométriques noires, produites dans la pure tradition textile du batik originellement utilisée en Afrique Noire ou en Indonésie, et une collection de lépidoptères épinglés sous verre dans un cabinet éclairé au néon se reflétant dans un sol de laiton. De l’autre côté du centre d’art, Pierre, Pierre présente, quant à elle, une atmosphère lumineuse plus froide dans le halo de laquelle deux étranges séries au mur cerclent une chape de béton. La première semble une leçon de choses iconiques aussi différentes et difficiles à identifier qu’un masque africain, le reflet de néons sur un sol marbré ou encore un gros plan sur une dune de sable. La seconde forme un catalogue de constellations sombres et abstraites enchâssées. On apprend que Matti Braun réunit ici nombre de références glanées au gré d’expériences contextuelles, notamment au Maroc et au Sénégal où il s’était engagé sur les traces du sculpteur allemand Arno Breker, personnage complexe, ancien artiste officiel du IIIème Reich, devenu en exil proche du Président Senghor. Ces inventaires de signes conjugués aux formes abstraites jouent à l’évidence une fois de plus sur le vocabulaire ethnographique. L’artiste n’en dit pas plus mais invite bien le regardeur à la déambulation mentale entre les signes. Il présente pour que nous décelions, propose pour que nous découvrions dans une logique processuelle ouverte qui objecte, semble-t-il, une poétique de l’archive ou de la réplique devenue nouvelle pierre philosophale revendiquée de la scène artistique contemporaine.

Matti Braun, “Salo” Vue de l’exposition à La Galerie, Centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec 2010 Photo : Cédrick Eymenier

Matti Braun, “Salo” Vue de l’exposition à La Galerie, Centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec 2010 Photo : Cédrick Eymenier

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