[Dossier Allemagne] Alicja Kwade

par Raphael Brunel

Deux voitures sont garées côte à côte, bien parallèlement, comme chez un concessionnaire automobile. Le modèle est identique, la couleur aussi : une Nissan Micra, grise. La scène serait plutôt banale si elle ne correspondait à une œuvre d’Alicja Kwade, jeune artiste polonaise établie à Berlin. On pense alors à un énième ready-made, à une critique de la société de consommation ou de la standardisation. À moins que ce ne soit une version quatre roues d’Until You Find Another Yellow Schwalbe de Gabriel Orozco, série dans laquelle l’artiste photographie son scooter Simson Schwalbe KR51 jaune, fabriqué dans les années 60 en Allemagne de l’Est et acheté d’occasion lors d’un séjour à Berlin, à côté d’un autre Schawlbe jaune, témoignant par cette « quête de l’autre » de ses pérégrinations dans la capitale fraîchement réunifiée. Mais à y regarder de plus près, le fonctionnement complice de ces deux Micra est tout à fait différent. C’est certainement la carrosserie enfoncée de l’aile gauche de la première voiture, empreinte visible d’un ancien accrochage, qui attire tout d’abord l’attention. On aperçoit alors une marque identique sur l’autre véhicule mais, cette fois, sur son flanc droit. Deux accidents sur deux voitures différentes ayant peu de probabilité de produire les mêmes conséquences, on aura vite flairé la supercherie et constaté avec un certain plaisir que l’œuvre repose moins sur un principe de reproduction que sur celui du reflet, chaque véhicule étant le miroir de l’autre. Cette découverte paraît d’autant plus fantastique qu’elle intervient dans le cadre d’une production industrielle de masse qui devient, ici, le support d’un travail sur le trouble de la perception.

Alicja Kwade KOHLE (1T Rekord), 2010 Bronze, gold leaves 100 x 90 x 120 cm 39 1/4 x 35 1/2 x 47 1/4 in 3 + 2 AP

Alicja Kwade KOHLE (1T Rekord), 2010 Bronze, gold leaves 100 x 90 x 120 cm 39 1/4 x 35 1/2 x 47 1/4 in 3 + 2 AP

Si cette œuvre semble se distinguer, tant dans la forme que dans les matériaux utilisés, du reste de la production d’Alicja Kwade, plutôt engagée dans une esthétique héritée du minimalisme, elle s’inscrit pleinement dans la problématique générale initiée par l’artiste autour des notions de réalité et d’illusion. ParallelWelt I est constituée de huit lampes de bureau des années 20-30 agencées par paires et séparées par deux miroirs, ce qui donne l’impression de les voir à travers une vitre transparente. Le reflet des têtes de lampes forme une sphère qui emprisonne la lumière, réduite à un halo mystérieux. Une œuvre comme Kooperatives Phänomen (Grundkraft), où un ensemble de miroirs, de plaques de verre, de bois ou de métal se courbent et s’élancent comme sous l’action d’une gravité inversée, fonctionne sur ce même mélange de poésie, d’absurde et d’étrangeté qui semble vouloir contredire les bases rationnelles de notre approche du monde. L’influence du minimalisme contrebalance subtilement l’utilisation d’éléments chargés symboliquement comme la lumière, l’horlogerie, qui matérialise une notion aussi abstraite que le temps, ou encore le miroir, omniprésent chez Kwade, évoquant autant la vanité que l’expérience d’Alice, brouillant les frontières entre la réalité et son reflet.

Alicja Kwade travaille ces vérités ancrées et construites historiquement qui régissent le monde de manière définitive et arbitraire, sans qu’il soit devenu possible de revenir en arrière, de les concevoir sur de nouveaux modes. Ses œuvres cherchent à en révéler l’instabilité et par là-même la possibilité de les transformer en une nouvelle réalité. Ces consensus sur lesquels tout le monde s’accorde, comme s’ils étaient évidents, ne relèvent pas seulement de la physique mais s’appliquent également au régime de valeur des biens et des matières premières, qui place l’or et le diamant au sommet d’une hiérarchie construite de toutes pièces. C’est ce type de problématiques qu’interrogent des œuvres dont la facture esthétisante joue la carte de la contradiction, comme Bordsteinjuwelen (Die 100 Auserwählten), un ensemble de cailloux trouvés dans les rues de Berlin, taillés et polis comme des pierres précieuses ; 1979,7 kg bis zum Anfang, qui prend l’allure d’un tas de minerai fin, en réalité réalisé à partir de 1979 kg de bouteilles de champagne pulvérisées ; ou enfin Kohle (1T Rekord), une palette de briques de charbon recouvertes à la feuille d’or. En malmenant nos croyances aveugles en une réalité prédéfinie et immuable, les œuvres d’Alicja Kwade tentent avec poésie et distance de nous réconcilier avec l’inconcevable, comme agent privilégié de l’extension du domaine du réel.

Alicja Kwade Parallelwelt 1, 2008 eight Kaiser-Idell lamps, eight mirrors 98 x 392 x 56 cm 38 1/2 x 154 1/4 x 22 in Unique

Alicja Kwade Parallelwelt 1, 2008 eight Kaiser-Idell lamps, eight mirrors 98 x 392 x 56 cm 38 1/2 x 154 1/4 x 22 in Unique


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