America Deserta au Parc Saint Léger (Pougues-les-Eaux)

par Patrice Joly

Dès le carton d’invitation, le décor est planté : paysage altéré par l’homme, immensité et hostilité du territoire, champ d’expérimentation à ciel ouvert… Emprunté à la National Nuclear Security Administration, ce cliché – au sens multiple du terme – nous transporte immédiatement dans le Grand Ouest américain, mais un ouest sauvage, aride. Bien loin du caricatural Wild Wild West willsmithien de 1999, America Deserta se rapprocherait plutôt du Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni, entre contemplation onirique et manifeste politique. Ne cherchant pas à verser dans le spectaculaire et le jeunisme à outrance, l’exposition se révèle surtout extrêmement documentée et laisse une large part à des propositions plus historiques. L’installation inaugurale de Katrin Sigurdardottir est à ce titre emblématique. Avec cet amoncellement de planches de bois sur lequel sont contrecollés des fragments d’un paysage noir et blanc, l’artiste déconstruit une représentation archétypale 1 de l’Ouest américain, en l’occurrence une photographie du Canyon de Chelly réalisée par Timothy H. O’Sullivan. Impossible ici d’appréhender cette image historique et emblématique dans son ensemble, que ce soit à cause de la fragmentation de l’image ou

vue de l'exposition America Deserta au Parc Saint Léger, 2010

vue de l'exposition America Deserta au Parc Saint Léger, 2010

par l’installation des panneaux de bois, qui obstruent entièrement l’entrée du centre d’art. Et le reste de l’exposition est à l’avenant, offrant par le biais de divers prismes – politique, écologique ou artistique – un large panorama des représentations du désert américain.

Dans un monde de l’art ayant une forte propension à l’amnésie, le choix de mettre en perspective les productions récentes d’artistes européens, et notamment français, avec la génération précédente d’artistes américains, incarnée par les New Topographics Robert Adams, Lewis Baltz ou Richard Misrach, est remarquable. Entre, d’un côté, une vision fantasmée de ces territoires, nourrie par les photographies, reportages télévisuels, westerns et autres films mythiques – The Misfits, Punishment Park ou plus récemment Gerry – et de l’autre, une approche beaucoup plus documentaire, critique et analytique, le contraste est saisissant. S’établissent ainsi à mesure de la déambulation des dialogues fructueux entre les pièces. House without a Door, le film de Bernd Behr consacré aux essais militaires réalisés en Utah en 1943, s’éclaire d’un jour nouveau en regard d’une photographie de Peter Goin, rappelant que ces contrées fantasmées et fantasmagoriques furent également des zones dédiées aux essais nucléaires pendant et après la Seconde Guerre Mondiale 2. De la même manière, le déplacement d’une structure géodésique opéré par Vincent Lamouroux dans sa série photographique So Far, so Good (2008) fait écho aux magnifiques clichés de John Pfahl, avec une volonté commune de modifier notre perception de l’espace, de se confronter à l’immensité écrasante de ces paysages. On peut également trouver des similitudes entre les assemblages de Wilfrid Almendra, tirés de l’ensemble Killed in Action (Case Study Houses), et les photographies de la série Industrial Park de Lewis Baltz. Tous deux se penchent en effet sur les programmes architecturaux et urbanistiques qui se sont développés à partir de 1945, avec les constructions de Richard Neutra, Charles et Ray Eames ou Eero Saarinen. Enfin, comment ne pas faire un lien entre les photographies de Richard Misrach et la série Slowfast de Geert Goiris. Même sens du cadre, même travail sur la lumière, et une même volonté de sublimation du paysage dans le travail de ces deux photographes. D’une rare densité, America Deserta offre une perception nouvelle de ces territoires et insiste notamment sur la manière dont l’homme s’en est emparé, ou comment nous sommes passés d’une vision romantique et idéaliste, incarnée par l’école paysagère pictorialiste d’Ansel Adams ou Eliott Porter, à une vision altérée, insistant sur le caractère artificiel et iconique – Spiral Jetty, la cité utopique d’Arcosanti, le Burning Man Festival, les courses de vitesse des Bonneville Salt Flats – de ces paysages mythiques.

1. Cette image, comme de nombreuses autres, a participé à l’édification d’une certaine conception du paysage et de l’identité américaine.

2. Voir à ce sujet le texte « Le cadavre berlinois dans le placard de l’Utah » de Mike Davis, in Dead Cities, Paris : Les prairies ordinaires, 2009, p. 5 à 37.

Avec Robert Adams, Wilfrid Almendra, Lewis Baltz, Hilla & Bernd Becher, Bernd Behr, Julien Berthier, Alain Bublex, Tacita Dean, Julien Discrit, Aurélien Froment, Peter Goin, Geert Goiris, Siobhan Hapaska, Anne-Marie Jugnet et Alain Clairet, Vincent Lamouroux, Richard Misrach, Melik Ohanian, John Pfahl, Evariste Richer, Katrin Sigurdardottir, Ettore Sottsass, Andrea Zittel.

America Deserta au Parc Saint-Léger – Centre d’art contemporain, Pougues-les-Eaux du 27 juin au 5 septembre 2010


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