Alors, la France ?

par Nicolas Garait

Expo 2010 — Meilleure Ville, Meilleure Vie, Shanghai
8e Biennale de Shanghai — Rehearsal

Shangai Expo 2010 Le Pavillon du Pétrole. © Photo : Nicolas Garait

Shangai Expo 2010 Le Pavillon du Pétrole. © Photo : Nicolas Garait

Un site deux fois grand comme Monaco, 45 milliards de dollars de budget, 180 pays représentés, 80 000 volontaires et plus de 73 millions de visiteurs : l’Expo 2010 de Shanghai a montré au reste du monde (et accessoirement à Pékin) qu’il fallait compter avec la Chine en général et avec « la putain cosmopolite » des années 30 en particulier. Deux ans plus tôt, les athlètes de plus de 190 pays se réunissaient à Pékin pour les Jeux olympiques d’été 2008 : à l’époque, on craignait les débordements et les équipements sportifs mal finis tandis que planaient sur ces Jeux l’ombre portée des droits de l’homme et les atermoiements de chefs d’Etats peu soucieux des libertés individuelles. En 2010, ces interrogations n’ont plus lieu d’être – trop d’A380 à vendre, de dette américaine à racheter à coups de dévaluation du yuan et de produits à exporter. Dans ce contexte, l’art tient une place particulière – mélange de mieux-disant culturel et de prétexte créatif – et la 8e Biennale de Shanghai, qui s’est ouverte dans les derniers soubresauts de l’Expo 2010, est significative à plus d’un titre.

Un historique chargé

Expositions universelles et biennales sont intrinsèquement liées, les deuxièmes découlant naturellement des premières. En 1851, Londres accueille la première exposition universelle du genre dans le Crystal Palace de Joseph Paxton. À partir de 1867 à Paris, les nations exposantes construisent des pavillons typiques de l’architecture de leur pays pour y présenter produits commerciaux, artisanat et œuvres d’art. Suivent 1889 à Paris (la Tour Eiffel !), 1958 à Bruxelles, 1964 à New York, 1967 à Montréal, 1970 à Osaka, 1992 à Séville… Avec Shanghai cette année, c’est la première fois qu’une exposition universelle se tient dans un pays émergent. Quant aux biennales, elles se développent à partir de 1895, lorsque Venise se fonde sur le système des pavillons nationaux mis en place quelque trente ans plus tôt à Paris. Aujourd’hui, les expositions universelles sont plutôt vues comme des objets ringards et les pays préfèrent miser sur les biennales – près de 150 dans le monde en 2010 -, le plus souvent pour se placer dans un circuit économique hype et branché. Les pays en développement ou rejetés à la périphérie des centres artistiques y voient là un bon moyen d’accéder à une visibilité nouvelle et d’attirer touristes et professionnels. Dans Softcore, son premier roman, le commissaire indépendant Tirdad Zolghadr ironise d’ailleurs sur ce Nord affairé et prétentieux qui vient chercher au Sud de quoi satisfaire son néo-colonialisme mal dégrossi : « Très récemment, des architectes européens en smoking Prada et baskets Le Coq Sportif étaient ici, à réciter des statistiques tirées de catalogues de luxe hollandais sur le nouveau statut d’avant-garde des métropoles du Tiers Monde défiant avec insouciance les records urbains, les proportions et les normes esthétiques. Les concepts et les terminologies de l’Occident, proclamaient-ils d’une voix se voulant tout à la fois apocalyptique, menaçante, émue, enthousiaste et nonchalante, ne pouvaient plus rendre justice aux nombreux Téhéran de ce monde changeant »1. On pourrait facilement remplacer Téhéran par Shanghai, à ceci près que personne n’a interdit à la Chine de construire des usines nucléaires. Sur le modèle du transfert de technologie mis en place par la Chine, la Biennale de Shanghai s’est peu à peu ouverte sur le monde depuis sa création en 1996. Par exemple, Hou Hanru fut invité à créer l’édition 2000 et se souvient qu’il dut tout apprendre au staff de la Biennale : monter les murs, ouvrir les caisses, et bien sûr penser l’exposition. Une connaissance précieuse que le commissaire d’origine chinoise avait acquise à l’étranger et qu’il rapportait du même coup dans son pays natal2.

Shangai Expo 2010 Vue générale. © Photo : Nicolas Garait

Shangai Expo 2010 Vue générale. © Photo : Nicolas Garait

Un nouvel exotisme

Si le monde entier est aujourd’hui une scène, alors la Chine se prépare à y jouer le premier rôle : la Biennale de Shanghai 2010 s’intitule fort justement Rehearsal – soit répétition, au sens théâtral du terme. Rompant avec la tradition établie en 2000 d’inviter des curateurs d’origine étrangère, les trois commissaires sont cette année complètement chinois et c’est la banque suisse Sarasin qui fournit les fonds. Des installations de What, How & for Whom ou Raqs Media Collective, des films d’Isaac Julien ou de Superflex, des œuvres de Lu Shanchuan et Maleonn, une immense installation d’Inga Svala Thorsdottir ou des photographies de Delphine Balley : un tiers seulement des artistes est chinois, les autres viennent du monde entier. « Nous avons pensé que 2010 était probablement le moment idéal pour se poser une question : que pense la Chine de l’art contemporain ? », indique ainsi Gao Shiming, l’un des co-commissaires de cette édition3. Les réponses sont souvent brutes de décoffrage, aussi bien avec le Monster Oil de Wang Mai – aux figures grotesques échappées d’une usine chinoise – qu’avec la Dark Room du cubain Carlos Manso Garaicoa, faite de tas de journaux couverts de peinture noire, quasi-provocation voilée dans un pays où les médias sont étroitement contrôlés. « Dans la première monographie qu’il consacre à Martin, Wong Fu Xin développe une curieuse analogie basée sur la colorimétrie »4 : peut-être faut-il voir dans le dernier livre de Houellebecq l’annonce d’un temps où les critiques d’art chinois seront bientôt les premiers à découvrir les artistes occidentaux – une inversion bienvenue des flux exotiques à sens unique observés depuis quelques années.

Fluo disco

Mais revenons à l’Expo 2010 : quatre heures d’attente en moyenne devant chaque pavillon (y compris ceux consacrés au pétrole ou à la climatisation naturelle) et 95% de visiteurs chinois auront fait de cette exposition universelle un modèle du genre, celui d’une vaste foire commerciale où les produits du monde (vins chiliens, bières belges, automobiles françaises) se présentaient dans des pavillons à l’architecture souvent hasardeuse et à la fréquentation démentielle (« donnez-moi General Motors, Disney et le Vatican, et la foire sera un succès », avait ainsi proclamé Robert Moses, le grand ordonnateur des New York World’s Fairs de 1939 et 19645). L’art contemporain tel qu’il est vécu au quotidien en Occident y avait sa place : le programme d’œuvres dans les espaces de circulation de l’Expo mis en scène par Ami Barak – et qui comprenait des œuvres de Julian Opie, Zhang Huan, Mircea Cantor, Dan Graham ou Pascale Marthine Tayou – était à la fois attractif et sous-dimensionné, les pièces étant le plus souvent écrasées voire dissimulées par le gigantisme des installations et l’échelle inhumaine de certains pavillons, celui de la Chine en tête. Dans le pavillon consacré aux précédentes expositions universelles, une reproduction du Guernica de Picasso était éclairée par des LEDs clignotantes qui offraient un peu de couleur à cette œuvre toute en dégradés de gris – version disco-cheap des films colorisés et symptôme d’un bon goût à la chinoise qui donnait aussi la mesure de ce que peut devenir une image quand on la transforme en vague souvenir. Le splendide pavillon britannique conçu par l’artiste Thomas Heatherwick et hérissé de milliers de tiges d’acrylique qui renfermaient autant de graines issues de plantes du monde entier, était vanté par le gouvernement britannique comme « la démonstration visuelle de la créativité et de l’innovation du Royaume-Uni », ou comment montrer aux Chinois que « l’Angleterre n’est pas faite que de brouillard et de bus à deux étages ». La Suisse avait affublé le toit de son pavillon d’un télésiège qui permettait de voir l’ensemble de l’Expo, une jolie structure façon Liam Gillick vendait des gaufres belges, souvenir du temps où celles-ci furent introduites aux Etats-Unis pour la première fois lors de l’Expo de New York en 1964. Dans le pavillon US, les ABC (American-born Chinese) accueillaient les visiteurs en chinois et avec le sourire. Au Danemark, c’est la Petite Sirène qui faisait événement : la sculpture de bronze d’Edvard Eriksen, symbole du conte d’Andersen, n’avait jamais quitté les rives de Copenhague depuis sa conception en 1913 – presqu’un écho au précédent de 1964, lorsque Paul VI avait prêté à l’Evêché de New York la Pietà de Michel-Ange pour l’exposer au sein du pavillon du Vatican de l’Expo de New York.

Shangai Expo 2010 Des gaufres belges. © Photo : Nicolas Garait.

Shangai Expo 2010 Des gaufres belges. © Photo : Nicolas Garait.

Paris, Capitale du XIXe siècle

Et la France, alors ? Un pavillon en forme de cendrier géant conçu par l’architecte Jacques Ferrier, un mur végétal, une fontaine (comme dans le pavillon de la Corée du Nord), un escalator et hop ! C’est parti pour une longue descente aux enfers. José Frèches, commissaire du pavillon et ancien directeur du site internet de campagne de Nicolas Sarkozy aura su combler les attentes supposées d’un peuple chinois qui ne rêverait que de Paris-ville-lumière et de bateaux-mouches : « Il fallait offrir aux Chinois ce qu’ils attendent. Pour eux, la France est le pays du romantisme, de l’art de vivre, du champagne et de la haute gastronomie », expliquait-il ainsi à quelques mois de l’ouverture de l’Expo6. Le résultat ? Alain Delon et Brigitte Bardot en guest-stars, une concept-car Citroën abandonnée dans un coin, une animation des ciments Lafarge, deux valises Vuitton accrochées à un arbre en plastique, et les chefs-d’œuvre du Musée d’Orsay : une succession de pièces certes maîtresses mais où tous les personnages, de l’Angelus de Millet au Balcon de Manet en passant par la Femme à la cafetière de Cézanne ou les Bananes de Gauguin, font la gueule. Les œuvres des lauréats 2009 du Prix Marcel Duchamp étaient planquées quelque part et inaccessibles au tout-venant. Tout au long du parcours, les visiteurs étaient accueillis par de jeunes chinois affublés d’un béret et d’une salopette bleu-blanc-rouge siglée « Léon », du nom de la mascotte du pavillon. Sur les murs, des films naïfs et des extraits en noir et blanc de films de la Nouvelle Vague vantaient Paris sous toutes ses coutures.

Dehors, La Tour Pélagique de Nicolas Floc’h était invisible : constituée d’un filet de pêche étendu dans l’espace, elle se confondait avec la résille du pavillon. Sur le côté, une sculpture de type « rond-point » était plantée au milieu d’un bassin (histoire d’exporter le savoir-faire français en terme de 1% ?) ; et des toiles barrées de rayures de 8,3 cm de large flottaient fièrement dans l’air chargé de Shanghai. Alors, la France ? Peut-être son pavillon donne-t-il un début de réponse : un pays dont la créativité supposée n’est que décorative et dont l’innovation industrielle n’est qu’un pis-aller. Un pays-musée centré autour de sa capitale, perclus de rhumatismes doctrinaires, qui aura joué à Shanghai les notes finales d’une symphonie décadente tandis que le reste du monde tente, malgré la crise et les guerres, d’avancer.

Shangai Expo 2010 Le Pavillon français (architecte Jacques Ferrier). © Photo : Nicolas Garait.

Shangai Expo 2010 Le Pavillon français (architecte Jacques Ferrier). © Photo : Nicolas Garait.

Expo 2010 : Meilleure Ville, Meilleure Vie, Shanghai, du 1er mai au 31 octobre 2010.

8e Biennale de Shanghai : Rehearsal, Musée des Beaux-Arts de Shanghai, du 24 octobre 2010 au 28 février 2011.

* En référence à l’exposition du même nom présentée au Centre Pompidou en 2003.

1 Tirdad Zolghadr, Softcore, Paris, Intervalles, 2009.

2 Xhingyu Chen, « Reassessing the Shanghai Biennale », The New York Times, 15 novembre 2010.

3 Joyce Hor Chung Lau, « Eighth Shanghai Biennale Offers Wide Range of Art Concepts », International Herald Tribune, 10 novembre 2010.

4 La carte et le territoire, Michel Houellebecq, Paris, Flammarion, 2010.

5 The Power Broker: Robert Moses and the Fall of New York, New York, Vintage, 1975.

6 Ghislain de Montalembert, « Frèches :  » Notre pavillon, l’un des plus attendus » », Le Figaro, 12 février 2010.

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