r e v i e w s

Plein jeu#2

par Patrice Joly

Ouassila Arras, Camille Besson, Raphaël Rossi, Maxime Testu, Victor Vaysse, Frac Champagne-Ardenne, Reims, 24.01 – 21.04.2019.

Comment exposer de très jeunes artistes sans donner l’impression de tomber dans un jeunisme de circonstance, tout en condamnant par ailleurs cette tendance suspecte ? C’est à cet exercise d’équilibrisme que s’est livrée la (jeune) directrice du Frac Champagne-Ardenne avec l’exposition « Plein jeu#2 » qui présente les travaux de très jeunes gens sur les deux niveaux du Frac.

Dès le hall d’entrée vous êtes cueillis par le travail de Ouassila Arras, lauréate du prix Prisme destiné à soutenir la carrière des diplômés de l’école des beaux-arts de Reims. Le jury avait unanimement décerné son prix à la Franco-Algérienne qui avait su traduire en une installation spectaculaire sa double appartenance culturelle : dans le musée des beaux-arts qui avait prêté ses locaux pour l’occasion, la jeune femme avait recouvert une salle entière de tapis récoltés au fil de ses investigations familiales et autres rencontres. Non pas ces tapis luxueux, afghans ou persans, qui ornent les sols des appartements bourgeois, mais ceux que l’on trouve plus particulièrement au Maghreb où ils sont produits, ou un peu partout dans le monde dans les salons des intérieurs modestes, participant d’un minimum de confort et renvoyant à un supposé mode de vie oriental que le tapis et autres éléments de mobiliers proches, comme le service à thé, sont censés symboliser, mêlant à un traditionalisme kitsch une certaine forme de résistance (inconsciente) au nivellement aseptisé du design mondialisé… Toujours est-il que ces tapis rattachent clairement l’artiste à ses origines familiales et l’on subodore qu’ils réfèrent également à un confinement culturel fortement ressenti, les tapis étant réputés absorber les sons autant qu’ils sont capables de procurer un réel plaisir à la déambulation. L’artiste les a littéralement désintégrés dans un geste qui fleure bon le règlement de compte familial et l’envie de détricoter une histoire que l’on sent quelque peu prégnante. Autant au musée, ces tapis « respiraient » et prenaient une sorte « d’envol formel », autant au Frac, engoncés dans un hall trop exigu, ils n’arrivent pas à se détacher du mobilier d’accueil et à exercer à plein leur fonction de détournement. Heureusement, la grande salle du rez-de-chaussée du Frac réservait un accueil plus adapté à la seconde installation dont la puissance formelle pouvait pleinement s’affirmer. Déplacement est une œuvre on ne peut plus sculpturale­ — barrière en parpaings de cinq mètres de large par trois de haut — bien qu’elle représente une véritable performance physique, l’artiste ayant elle-même assemblé ce mur, parpaing par parpaing et l’ayant déplacé ensuite cinq à six fois, pendant une dizaine de jours, se faisant aider seulement pour les dernières rangées de blocs. Sisyphéenne dans sa conception, cette pièce est à nouveau hautement symbolique : utilisant le henné comme mortier, matière qui renvoie à un savoir faire essentiellement féminin, elle en convoque un autre, celui du père maçon, venu en métropole — comme l’artiste le dit sans acrimonie— participer pendant quarante années à la construction de la France, se déplaçant de chantier en chantier. La force de cette pièce réside dans le fait qu’elle arrive à dépasser ce symbolique « situé » pour enchevêtrer les questions plus universelles de genre, d’aliénation, de distanciation culturelle et d’incompréhensions intergénérationnelles. Elle résonne également avec d’autres problématiques, géopolitiques et mondialistes : le déplacement d’un mur n’est il pas une réponse ironique à ceux, obstinés, qui pensent que les barrières sont pérennes et indéboulonnables ?

À l’étage, ce sont quatre artistes légèrement plus âgés qui sont présentés dans l’exposition sous-titrée non sans humour « Au bord de l’âge adulte ». Pour partie formés aussi à l’école des beaux-arts de Reims, ces derniers se sont réunis sous la forme d’un artist run space plus informel que réel, le Marquis, en banlieue parisienne, sans pour autant revendiquer une quelconque forme de militantisme pro collectif. Raphaël Rossi se situe entre design et sculpture, ses drôles de bancs totalement hostiles renvoyant à une forme de réponse « mobilière » largement répandue au sein des collectivités face à l’augmentation du nombre de sans-abri. Ils mettent en lumière un impensé choquant du design urbain : sa manière de dissimuler une véritable idéologie de l’exclusion. Enchâssées dans les bancs, des affiches de films de Despleschin ou de Ferrand, largement dédiés au dialogue, convient un regard désenchanté sur la propension de l’homme à l’hospitalité et à la convivialité. Les pièce de Victor Vaysse font fortement écho à la présence de la cathédrale toute proche et à ses célèbres vitraux: utilisant des fascicules de montage Ikéa là où Chagall déployait les scènes de la vie du Christ, et de la résine en lieu et place du verre, l’artiste propose une réponse aussi iconoclaste que formellement probante à la geste de l’artiste russe. Maxime Testu prend appui sur les objets qui peuplent son intérieur pour créer des pièces dans une économie de moyens mais aussi pour poursuivre une réflexion poussée sur la persistance et la consistance des objets ou des actions que la photographie tronque en les fragmentant. Enfin, les pièces de Camille Besson fonctionnent en circuit fermé et en écho à des pièces antérieures, se répondant à travers l’espace d’exposition qu’elles tentent d’orienter. Elles apparaissent sous une forme déceptive, empruntant au design des formes familières de table basse ou d’étagères sans pour autant satisfaire aux réquisits du design industriel, flirtant plus avec les codes du minimalisme et de l’abstraction.

Image en une : Ouassila Arras, Déplacements, 2018. Parpaings, plastique, pâte de henné.


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