r e v i e w s

Vanessa Billy

par Martha Telliug

Impressions de vies, Parc Saint Léger, Pougues-les-Eaux, 8.06 – 25.08.2019.

Peut-on créer des rapports tangibles entre les différentes composantes de notre environnement, à savoir l’ensemble des milieux humains et non humains ? Isabelle Stengers, philosophe belge, dans son texte « Penser à partir du ravage écologique¹ », introduit la question de la valeur intrinsèque des espèces à l’ère de l’anthropocène, suggérant par là le besoin imminent de générer des relations d’équivalence entre ces dernières. Objectif : tenter de gommer les dominations qui découlent bien souvent de la logique capitaliste dans laquelle nous évoluons. Afin d’imaginer de nouveaux possibles entre l’espèce humaine, autodésignée comme composant central au sein de la biodiversité, et les autres figures, animales, végétales et mécaniques, nous devons faire appel à notre sensibilité pour faire face à la crise écologique, c’est ce qu’elle nomme « le devenir sensible ». Là où tout devient à terme vecteur de marchandisation, il n’y a désormais plus de différences palpables entre les biens matériels, culturels ou naturels : Stengers nous incite à convoquer de nouvelles connexions en développant des récits communs inédits grâce à une approche plus attentive à notre contexte actuel.

Vanessa Billy, dans « Impressions de vies », l’exposition monographique qu’elle met en scène à Pougues-les-Eaux, formule des équations d’interdépendance entre les différentes catégories d’espèces. Elle met ainsi à mal les binarités homme / nature et technique / nature. Inventant des formes inédites à base de collages plastiques, élaborant des greffons génétiques, l’artiste parvient ainsi à dissoudre les frontières humain / non-humain et laisse apparaître des empreintes inconnues issues de ces mariages impossibles. Dans l’espace principal du centre d’art trône une installation faite de câbles d’acier étirés qui tissent une toile métallique dans les airs et sur laquelle sont déposées des algues vertes réalisées en silicone et en latex naturel. Au milieu de ces végétaux aquatiques de synthèse, deux imposants moteurs de voiture suspendus par une chaîne effectuent de lentes rotations sur eux-mêmes. Le contraste entre les deux éléments est assez frappant, les algues semblent délaissées, dénuées de toute vie, tandis que les machines s’activent lentement dans un mouvement continu marquant le temps qui passe et l’action prégnante de la technologie sur nos organismes. Par ce geste de reconfiguration, l’artiste attire notre attention vers le vivant. Une autre pièce, Chenille, un moulage serpentueux de plusieurs mètres en latex noir qui épouse les reliefs d’un pneu de tracteur, a l’apparence d’une mue reptilienne et vient accentuer l’idée d’un paysage pollué aux allures de vestiges de fonds sous-marins. Jouant aussi avec l’histoire du Parc Saint Léger, ancienne station thermale, l’artiste active ainsi la mémoire du lieu. Quant à Vertèbres, elle renvoie au champ lexical de l’anatomie, ce qui laisse à penser que les sculptures éparses ne forment qu’un seul corps, renforçant l’impression d’avoir affaire à un phénomène de mutation qui ferait s’enchevêtrer les différents milieux.

Dans ce travail, on retrouve souvent un aspect très maîtrisé dans la conception même des œuvres : l’artiste suisse parvient à développer, grâce à des formes simples, une dimension éminemment poétique, mais cette première approche ne fait que présager un message inquiétant vis-à-vis de notre avenir commun. L’artiste se mue alors en archéologue du futur. La possibilité de figer le moment présent par l’évocation de problématiques écologiques est au cœur de sa pratique. Avec Coquilles, ensemble de moulages en plâtre représentant des dos de tailles et d’âges différents — ceux des membres de sa propre famille — elle fait écho au titre de l’exposition : « Impressions de vies ». La trace de ces existences amenées à disparaître fait penser à un processus de fossilisation. Les « reliques » corporelles sont déposées sur un tapis de sable aux nuances vertes qui rappelle fortement un sol en voie de décomposition. À l’aide d’hybridations formelles et de métamorphoses, à l’instar de Mutations, vidéo fonctionnant sur la technique du fondu enchaîné où la crevette devient embryon puis l’embryon doigt et le doigt crevette, etc., elle pose les questions de la transversalité des espèces et du besoin de créer de nouveaux schèmes de pensée afin d’envisager une coexistence « égalitaire » face aux ravages qui menacent notre environnement. Vanessa Billy raconte des histoires de rencontres inattendues entre vivant et non vivant, créant des espaces d’ambiguïté qui rendent un peu plus imaginable la cohabitation avec la pluralité qui nous entoure.

1 In Christophe Bonneuil, Dipesh Chakrabarty, Déborah Danowski, Giovanna Di Chiro, Pierre de Jouvancourt, Bruno Latour, Isabelle Stengers, Eduardo Viveiros de Castro, De l’univers clos au monde infini, ed. Émilie Hache, Dehors, 2014, p. 147.

Image en une : Vanessa Billy, Bones, 2018. Verre, carbonate de calcium. Courtesy Galleria Gentili, Florence. Photo : Aurélien Mole.

  • Publié dans le numéro : 91
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