Nicola L.

Nicola L. Icône, sujet morcelé, œuvre habitée
Frange droite, sourire à peine esquissé, regard qui frôle l’ironie, elle s’impose dans le cadre, bras enroulés autour d’un pied surdimensionné, noir et lisse comme une peau tendue sous la lumière. La surface vinyle capte la lumière artificielle, clinquante, tandis que les jambes nues créent un contraste radical avec la massivité de la forme. Pas de décor : juste elle et l’objet. Sous des airs de covergirl des sixties, cette femme s’appelle Nicola L. (1932-2018), elle est artiste, et son art est une extension de son corps, un espace où le quotidien se transforme en terrain d’expérimentations.
Au Frac Bretagne, l’exposition de Nicola L., « Chelsea Girl », portée par le commissariat de Géraldine Gourbe, propose de nous faire le récit de cette artiste. En s’immergeant dans l’effervescence du Chelsea Hotel, la rétrospective figée est évitée. Plus qu’une simple réhabilitation, l’exposition rend palpable la dynamique d’un réseau foisonnant des avant-gardes transatlantiques et la logique d’un écosystème créatif en tension permanente. En mêlant ses pièces à celles d’autres figures de l’underground new-yorkais – Brion Gysin, Claes Oldenburg, Yoko Ono et Carolee Schneemann – cette « monographie collective » tisse une constellation vivante d’expériences et de rencontres, à une époque où la réalisation de soi par les arts semble à la portée de tous et où l’utopie collective flirte avec l’outrance de la société de consommation.
Chelsea Hotel, bloc de briques rouges, balcons en fer forgé, labyrinthe de chambres où un certain Andy Warhol filme les errances de ses « Chelsea Girls » (Nico, Mario Montez, Edie Sedgwick, etc.), fut un creuset de la création qui a vu passer pléthore d’icônes et où se croisent plasticiens, musiciens, écrivains, corps en transit. C’est là que Nicola L. pose ses bagages à la fin des années 1970, après une vie de nomade entre Paris et Ibiza. Sur le tard, l’artiste se fait également historienne de cette matière mouvante qu’est le Chelsea Hotel dans son documentaire Doors Ajar at the Chelsea Hotel (2011). Plutôt que de s’attarder sur les mythes et les légendes qui entourent ce lieu, elle s’attache à en révéler le quotidien, la cohabitation parfois chaotique, mais toujours stimulante, des artistes qui s’y croisent.
Au-delà du mythe du Chelsea, c’est l’artiste qui nous intéresse ici. Son travail, ses trajectoires, les communautés qui l’ont façonnée. Son parcours ne suit pas une ligne droite, il oscille, se reconfigure, s’adapte. Sa trajectoire artistique s’articule autour d’un fil conducteur : le corps humain, envisagé à la fois comme territoire d’exploration et outil d’interaction. Nouveau Réalisme, Pop Art, performance et féminisme, son art est un territoire de frottement, où le politique s’infiltre dans le domestique, où le design devient un acte subversif, où la frontière entre objet et individu s’efface. Il s’agit moins de raconter un parcours linéaire que d’éprouver les tensions qui ont animé son travail.

Des corps fonctionnels à la dernière femme-objet
Dès le début des années 1960, Nicola L. s’inscrit dans une mutation plastique qui dépasse les cloisonnements disciplinaires et dérange les ordonnancements traditionnels du visible. Aux marges du Nouveau Réalisme, elle explore une grammaire matérielle, qui détourne la logique fonctionnaliste du design et réinvente le corps en tant que dispositif performatif. Le passage par le collage marque une phase essentielle de cette gestation. Durant une visite d’atelier, Raymond Hains découvre les compositions de l’artiste, notamment un corps géant formé de tickets de parking, qui le poussera à présenter Nicola L. au critique influent Pierre Restany. Loin d’une simple dérive formelle, il s’agit pour elle de déconstruire les protocoles de l’intégrité corporelle et de recomposer le sujet dans un espace de perméabilité et d’expérimentation. Ce jeu de désassemblage et de reterritorialisation du corps inscrit son travail dans une dynamique d’hybridation entre art et design, que l’artiste désigne sous le terme d’« art fonctionnel ».
La découverte de New York en 1966, au paroxysme du Pop Art, constitue un choc fondateur. Nicola L. se confronte à l’hypervisibilité de l’objet industriel et découvre le vinyle, qui deviendra sa signature matérielle. Ce matériau, souple et adaptable, lui permet d’extraire la figuration du régime de l’icône pour la propulser dans une esthétique de la manipulation et du glissement sémantique. En procédant par découpe et assemblage, elle fait émerger un répertoire de « corps démembrés » : un pied se déploie en chaise longue, un contour corporel devient table, des formes démembrées s’agencent en structures molles et tactiles. Entre sculpture, mobilier et dispositif scénique, ces objets refusent la fixité et revendiquent une fonction participative. Dans les années 1980, elle prolongera d’ailleurs cette stratégie du détournement des codes du design en multipliant les sculptures praticables : des canapés en forme de pieds et de mains, des lampes-yeux, des commodes féminines surdimensionnées.
Son travail, en jouant de l’haptique et du fétichisme du volume, témoigne d’une poétique du détournement où le plaisir du jeu formel se double d’une critique du régime de l’image et de ses assignations normatives. C’est dans cette veine que s’inscrit Little TV Woman : I Am the Last Woman Object, dispositif qui conjugue sculpture et vidéo pour interroger la réification du corps féminin. La rencontre avec Carolee Schneemann, dont les mises en scène crues et libératoires du corps féminin bouleversent les conventions, conforte Nicola L. dans cette voie. Dans l’après Mai 68, où la performativité du corps devient un mode d’insubordination politique, Nicola L. propose un régime d’autodéfinition où les femmes cessent d’être vues pour devenir regardantes, où elles ne sont plus des objets d’énonciation, mais des actrices d’un langage plastique subversif. Ce passage par le corps, réel ou recomposé, s’impose comme une modalité de réouverture du monde.

Frac Bretagne, Rennes. Photo : Aurélien Mole.
De la chair à pénétrer : le groupe sujet entre érotisme et engagement
Son premier voyage à New York coïncide avec l’effervescence d’une contre-culture incandescente, un terreau foisonnant où le théâtre radical, les happenings et la contestation politique se conjuguent pour redessiner les formes de l’art et de la vie. C’est dans ce contexte qu’elle collabore avec La MaMa Experimental Theatre Club. Nicola L. y conçoit des environnements scéniques immersifs qui ne sont pas de simples décors, mais des espaces organiques, vivants, activés par les corps des performeurs. L’expérience new-yorkaise est décisive : elle nourrit une approche où l’œuvre d’art ne se contemple pas, mais se traverse, s’habite, se partage dans un processus de métamorphose sensorielle et sociale.
Ibiza marque un autre tournant dans son œuvre. L’éden méditerranéen de l’Espagne franquiste, bastion des communautés hippies et d’une jet set américaine en quête de nouvelles expériences, que Barbet Schroeder immortalisa dans son film More (1969), devient le lieu d’une révélation. Allongée sur la plage, elle éprouve une communion avec les éléments qui dépasse la simple contemplation : elle a la sensation de partager une même peau avec ses amis. Cette expérience est fondatrice. Elle nourrit son ambition d’abolir les frontières entre soi et l’autre, de créer des espaces où l’identité individuelle s’efface au profit d’une conscience collective.
C’est dans cet esprit qu’elle conçoit les Pénétrables, baptisés ainsi par Pierre Restany en 1968, ces formes étranges et malléables qui ne se contentent pas d’être vues, mais doivent être éprouvées physiquement. Conçus comme des peaux secondes, ils invitent le spectateur à s’y glisser, à se laisser envelopper dans un cocon de couleur et de matière où s’opère une fusion entre l’art et le corps. Le tissu devient un territoire d’expérience, un espace où le spectateur est contraint de redéfinir sa posture. « L’idée était de ne plus regarder, mais d’entrer », dira l’artiste1.
Dans cette optique, son travail investit l’espace public, interroge la porosité entre art et activisme. Les bannières pénétrables qu’elle conçoit dans le sillage de Mai 68 sont faites pour être promenées dans la rue, brandies lors des manifestations féministes et pacifistes. Inspirée par l’effervescence des mouvements de protestation contre la guerre du Vietnam et par l’énergie du rock psychédélique, elle conçoit ses œuvres comme des espaces de confrontation et de transformation. De même, La Chambre en fourrure (1970), présentée à Milan, Galleria Apollinaire, interroge les affects et les comportements induits par l’environnement sensoriel. Dès que les spectateurs y pénètrent, leurs attitudes changent : ils se touchent, se frottent à la matière. La frontière entre l’intime et le collectif devient floue, les corps se mêlent dans une dynamique à la fois sensuelle et politique.
Cette dynamique atteint son paroxysme avec Le Manteau rouge (1969), conçu pour le festival de l’île de Wight. Une immense cape collective, capable d’accueillir onze personnes, engage une réflexion sur l’interdépendance des corps. « Quand j’ai vu ce qui se passait – le désir des gens de pénétrer à l’intérieur du manteau –, j’ai été amenée à poursuivre2 », confie-t-elle dans un entretien. En invitant les participants à se fondre dans une même enveloppe, Nicola L. propose une expérience où le vêtement devient un vecteur de transformation et de déconditionnement identitaire, et de réinvention des liens sociaux où l’individu se confronte à son propre désir et à celui du groupe. Ses performances, loin d’être de simples happenings festifs, sont des dispositifs de transformation : elles obligent à se confronter aux autres, à ressentir la tension entre fusion et séparation, entre désir et contrainte. Dans cette perspective, ses objets pénétrables ne sont pas seulement des sculptures interactives, mais des outils de révélation, des catalyseurs de nouvelles formes de relation.

De la folie en portrait : le passage politique à la vidéo.
L’initiation de Nicola L. à la vidéo, dès 1972-1973 à Flaine, s’apparente à une immersion dans une autre forme de réalité. Elle s’empare de ce médium, le jugeant plus personnel, plus direct, capable de rendre visibles les multiples questionnements qu’elle nourrit sur le monde, l’art et l’individu. La vidéo devient pour elle un moyen d’intégrer la création à la vie, une forme d’art où l’on peut se voir et se saisir dans l’instant, comme dans une conversation où l’on s’écoute, où l’on se confronte. Elle n’est pas seule dans cette démarche : dès les années 1960, les caméras portatives donnent aux artistes, et plus encore aux femmes, une chance unique d’arpenter une voie nouvelle. Ses premières vidéos, celles où elle active son manteau, pourraient relever du « cinéma corporel » théorisé par Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, dans lequel le corps devient à la fois le lieu d’une expérience plastique et le terrain d’une révolte politique.
À travers le film expérimental documentaire, Nicola L. explore les multiples visages de l’engagement, tel que sa captation du groupe de punks afro-américains Bad Brains. Chaque film devient une exploration de l’époque, mais aussi une recherche d’une nouvelle manière de « voir ». Dans le court-métrage réalisé à Ibiza, Here she is (1975), Nicola L. esquisse le portrait d’une Américaine excentrique, dont le désir sexuel se manifeste ouvertement tout au long du film. La « folie », loin d’être un stigmate pour l’artiste, devient une expression radicale de la liberté, une manière d’être soi-même. C’est une exploration profonde de ce qui fait l’humain dans ce qu’il a de plus insaisissable, de plus brut, de plus authentique. L’artiste met en lumière les luttes invisibles, redonne la parole à celles et ceux qui sont trop souvent écrasés par l’histoire.
À travers cette approche radicale et viscérale de l’art, Nicola L. nous invite à réinventer notre manière de voir le monde, à changer de peau pour déconstruire nos certitudes, et à embrasser la folie comme un acte libérateur, comme une possibilité infinie d’être soi autrement.
1 Entretien de Nicola L. avec Catherine Gonnard et Élisabeth Lebovici (mai 2001) et retranscrit dans l’ouvrage Femmes artistes/Artistes femmes : Paris, de 1880 à nos jours, Paris : Hazan, 2007, pp. 347-349.
2 Entretien de Nicola L. avec Sylvie Dupuis, Art Press, no 18, mai-juin 1975, p. 39.

Head image : Vue de l’exposition / Exhibition view Nicola L. « Chelsea Girl », 30.01 – 18.05.2025, Frac Bretagne, Rennes. Photo : Aurélien Mole.
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- Du même auteur : Yoan Sorin,
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