Carole Douillard

La timidité des cimes
La Scène nationale du Mans accueille du 17 janvier au 22 mars 2025 l’exposition « Phénomène Sontag » de Carole Douillard. Présentée dans le cadre du projet CURA en partenariat avec le Cnap et l’ASN, valorisant les intersections entre arts visuels et arts de la scène, elle ouvre nombre de perspectives et dynamiques puissantes.
Carole Douillard (1971, Nantes) utilise sa présence ou celle d’interprètes pour des interventions minimales ou sculptures sociales. L’objet de son travail appelle à une redéfinition de l’art, non pas comme une matérialité que l’on peut consommer, mais comme un acte, celui de regarder et de rendre visible. À la lisière du spectaculaire, la pratique de Carole Douillard interroge la place du corps individuel et du corps collectif, dans les sphères privées comme publiques, à travers des formes situées (performances, photographie, dispositifs, sculptures vivantes).
L’exposition comme lieu d’usage
« Phénomène Sontag » est un projet qui se déroule sur la durée, entamé lors d’une résidence californienne portée entre autres par l’Institut français (et les bourses Sur mesure et Mira, des aides à la création de la Drac et de la Région des Pays de la Loire). Carole Douillard s’est rendue lors de trois résidences de plusieurs mois à la Special Library Collection de UCLA (2024, Los Angeles), pour une exploration de l’intérieur des textes et archives de l’essayiste et militante américaine Susan Sontag, figure majeure des avant-gardes du xxe siècle (notamment sur l’émancipation des femmes), qui a développé une pensée critique de l’art, du genre, de l’impérialisme, etc. Au fil de sa recherche, regroupée sous le titre général de « Phénomène Sontag », l’artiste porte une attention toute particulière aux écrits de l’autrice. Elle met en lumière la position tenue par Sontag au sujet de l’interprétation, ainsi que la place qu’occupe un corps (physique et social), dans un contexte donné. Ce premier chapitre restitutif, ici conçu avec le très fin curateur Raphaël Brunel, se déploie en un espace relationnel organisé sur le principe d’une scène ouverte. Six nouvelles pièces occupent la salle d’exposition, ancien foyer devenu lieu de passage dans la structure du bâtiment, avant de tenir lieu de salle d’exposition. Heureux hasard, car il s’agit bien ici de passage : d’une scène à une autre, d’un corps à un autre, d’un usage à un autre.

Performance interprétée par / Performance by Laurent Cebe. Vue de l’exposition / Exhibition view « Sur tes Lèvres », Le Lieu Unique, 2024. Courtesy Carole Douillard & ADAGP, Barbara T. Smith. Photo : Christophe Guary.
Un patrimoine social
Au centre de l’espace, un plateau a été construit pour recevoir J’ai fait des gestes blancs parmi les solitudes, une action performée par la danseuse Séverine Lefèvre au cours de l’exposition. La performance repose sur un répertoire de gestes issus de photographies de Sontag prises par Annie Leibovitz, sa dernière compagne. Ces gestes, issus de portraits, rejoués par le vivant, incarnant une archive produite par l’être aimant, composent une partition se terminant sur la mort de Sontag. Allongé au sol, le corps de la danseuse épouse, tel un gisant, l’horizontalité scénique. Cette sédimentation physique de gestes forme une sorte d’autobiographie d’un corps jeune en voyage, puis un autre qui se protège, pour plusieurs fois tomber malade et mourir. L’œuvre aborde la question de la représentation, par un glissement de l’intime au public. Mais cette scène est aussi, et c’est là toute la réussite de la proposition, le socle pour exposer des livres annotés par l’artiste, une collection de cailloux récoltés lors de voyages (dans la tradition kabyle, dont l’artiste est originaire par sa mère, des cailloux sont placés tout autour des tombes, délimitant le territoire d’un souvenir et symbolisant le passage du monde des vivant·es à celui des mort·es), une pile de cartes postales portant une citation de Sontag, telle une épitaphe devant un bouquet de fleurs (l’exposition ouvre au moment de l’anniversaire de naissance de Sontag).
Carole Douillard résout en grande partie la question de l’usage du socle dans une exposition d’archives, en présentant sur un même niveau le corps en acte et la pensée écrite. Ici, la permanence d’un théâtre du soi face au regard de l’autre (les réseaux) figure à équité avec la connaissance (les livres). Le socle se fait scène. De socolo, littéralement « chaussure de l’œuvre », le piédestal devient support d’un autre capital fondamental à préserver : le patrimoine social. À l’heure de la plateformisation du monde, quand l’impérialisme américain et son système de hiérarchie humaine sur lequel écrivait Sontag sont toujours un sujet, Carole Douillard fait place à tous les corps comme patrimoine commun.
Mourir sur scène
La performance, ou partition chorégraphiée restituée sur un moniteur, devient aussi geste isolé de la main. Avec Un geste blanc, une photographie de mains, on passe du corps performatif (celui de la danseuse) à l’image capturée. L’artiste est friande de ces glissements formels, l’une en produit une autre telle une mémoire des gestes, rappelant la pratique fantôme chez les danseur·euses ou chez les musicien·nes. Le corps pratique un mouvement appris même à l’arrêt. De plus, Sontag’s Papers, ensemble de sept impressions numériques accrochées sur deux murs, encadre les objets et les gestes. La série confronte le document archivistique à l’autorité de Google (chaque texte est ouvert par « peut-être » : la machine s’inquiète de ne pas comprendre la recherche). Puisqu’il est bien question de corps, le lien se fait de Google au transhumanisme qui serait le stade terminal du processus capitaliste. Celui-ci ne fonctionne que dans une conception dégradée de l’être charnel, fondée sur une unique valeur de fonctionnalité.

Sortir du capital gaze
For Interpretation est une vidéo reproduisant en gestes isolés des dessins ou croquis réalisés par Sontag, comme de petits marginalia, ou commentaires de l’autrice même dans ses carnets de notes. Dans son essai Against Interpretation (1966), l’autrice s’oppose à toute appropriation personnelle d’une œuvre. Elle suggère de remplacer le commentaire sur l’art, par faire de l’art, pour ressentir l’art. Pensé ici comme un phénomène, le dessin, dans l’œuvre relationnelle Doodles, longtemps regardé comme phase intermédiaire ou processuelle, est à la fois performé et performatif – protocole et archive. Le faire remplace le fait, le geste l’accumulation. La situation produite (on est invité·e à codessiner, à contourner, à feuilleter) est plus qu’une téléologie : une pensée partagée avec Sontag et chacun·e d’entre nous. Carole Douillard pense l’art comme un vecteur de résistance à la déshumanisation d’un monde dans lequel tout devient objet de transaction : les territoires géographiques, les actes ou les populations. Paradoxalement, plus une société s’enrichit en objets et plus elle s’appauvrit en temps. Ce serait alors ça l’objet de cette exposition : faire le deuil d’une pensée moderniste et figée, pour aller vers cette « expérience de transformation […], la production d’un discours de vérité sur soi », suggérée par Michel Foucault.
Faire planches communes
L’expression « timidité des cimes » définit la capacité des arbres à communiquer entre eux par les branches de leurs sommets, sans jamais se toucher. Un modèle de solidarité naturelle bienveillante, une forme de politesse vitale, par lesquels chacun·e pourrait offrir à l’autre sa place, avant de déployer la sienne. Cura, le programme qui soutient le projet, rappelle par son étymologie l’attention, ou le care, porté à et par une exposition. Ici, dans un espace où les objets invitent à l’agentivité, Carole Douillard propose la construction d’une pensée active, ouverte et partagée. Cette première occurrence du projet « Phénomène Sontag » met à disposition une alternative somatique au prêt-à-penser d’une époque post-démocratique. Structure de soutien, « Phénomène Sontag », dont le support est le sujet, rappelle que l’art ne sera jamais assigné à une place figée.
Tandis que la société actuelle nous forme comme elle nous déforme, le travail de Carole Douillard nous offre, par l’accès à un autre espace (le bien nommé « foyer »), la possibilité de se conquérir soi-même en faisant corps avec les autres. L’exposition, agent de transformation collective, invite à fabriquer des mondes, dessiner d’autres représentations, bâtir une nouvelle architecture sociale.
Fortes d’une relation de compagnonnage suivie depuis 2006, année de leur rencontre, l’artiste Carole Douillard et la curatrice Agnès Violeau s’accompagnent dans le temps long qui porte leurs recherches respectives. Outre les territoires communs qui les rassemblent (l’exposition comme situation de rencontre, la déconstruction de l’appareil du spectacle, la phénoménologie, etc.) et les projets curatoriaux qu’elles ont construits ensemble (Fondation Pernod Ricard, 2010 ; Beursschouwburg, 2012 ; WIELS, 2013 ; Palais de Tokyo, 2014 ; Musée des beaux-arts de Nantes, 2022-2023), le duo développe un regard croisé, dont les points d’étapes ou restitutions prennent aussi la forme de textes et publications régulières.
Carole Douillard est diplômée de l’École des beaux-arts de Nantes (1997) et de l’Université de Franche-Comté. Ses derniers projets ont pris place au LACE (Los Angeles, 2024), au Mac Val (Ivry/Seine, 2024), au Frac des Pays de la Loire (Carquefou, 2021), à la Biennale d’Oslo (Norvège, 2019), à la Biennale de Lyon (2017), au Palais de Tokyo (Paris, 2014), à l’Institut Français d’Oran (Algérie, 2012-2015), au Centro de Arte Dos de Mayo (Madrid, 2014), au Wiels (Bruxelles, 2013), etc. À l’hiver 2024-2025, elle participe au Festival des attentions (Mac Val), à l’exposition « Sur tes lèvres » au Frac des Pays de la Loire et au Lieu Unique (Nantes), à la manifestation biennale Dance First Think Later (Arta Sperto, Les Communs, Genève).

Head image : Carole Douillard, Reconstruire l’image, 2025. Exemplaire de A Photographer’s Life d’Annie Leibovitz et collection de pierres de l’artiste / Copy of A Photographer’s Life by Annie Leibovitz and collection of the artist’s stones. Performance interprétée par / Performance by Séverine Lefèvre. Vue de l’exposition / Exhibition view « Phénomène Sontag », Les Quinconces & L’Espal, Scène nationale du Mans. Courtesy Carole Douillard & ADAGP, 2025. Photo : Sylvain Duffard.
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- Du même auteur : Chantal Akerman,
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