Prix jeune création 2014 : Oriane Amghar

par Patrice Joly

Jeune création 65e édition, au 104, du 30 octobre au 2 novembre 2014.

Au milieu d’un semi désordre de classeurs vaguement alignés sur le sol, une jeune femme habillée de manière mi-sexy mi-casual évolue en faisant bien attention de ne pas bousculer lesdits classeurs, l’espace entre deux rangées lui laissant juste de quoi se frayer un passage sans les renverser. Dans quelques minutes elle va « recevoir » une personne qui vient de l’appeler au numéro inscrit sur sa page du catalogue Jeune création, catalogue abondamment distribué dans le sous-sol du 104 où a lieu la 65e édition du salon.

La lauréate du prix 2014 nous reçoit en dehors du protocole de réception qu’elle a mis en place afin d’expliquer une démarche qui se situe à la lisière de l’installation et de la performance. L’ayant appelé au préalable via ce même canal téléphonique pour fixer un rendez-vous, s’ensuit un léger moment de flottement. L’appel, en effet, déclenche l’ensemble du dispositif d’accueil et active de ce fait la pièce proprement dite : à partir du moment où l’artiste accepte l’appel, vous devenez partie prenante de ce scénario élaboré par ses soins.

Vues de l’installation à Jeune Création © photos Jeune Création.

Vues de l’installation à Jeune Création © photos Jeune Création.

C’est là qu’intervient une composante, a priori accessoire, mais au final très importante de cette performance, à savoir la capacité de Gwendolina March (le nom du personnage créé par l’artiste pour « jouer » ses performances) d’abuser de ce micro pouvoir qu’elle a de répondre ou de ne pas répondre aux appels qui lui arrivent régulièrement. Cet aspect de la performance qui peut paraître un brin paradoxal (car en refusant de donner suite, elle prend le risque d’annuler la rencontre) est en fait le moment clé d’une travail performatif qui se situe à la lisière de la sociologie critique, du féminisme et du one woman show. Quand Gwendolina décide de ne pas répondre à l’appel téléphonique, elle nous renvoie vers l’arbitraire de l’administration qui nous agace au plus haut point lorsque nous nous retrouvons en face d’agents des services publics que l’on soupçonne d’abuser de leurs pouvoirs afin de se donner le sentiment d’exister. Un sentiment que l’on peut rapidement évaluer comme la compensation dérisoire à un manque de considération, une sorte d’antidote à une condition sociale peu reluisante. En insistant sur cette posture et en la plaçant au centre de sa performance, Oriane Amghar tire la réflexion vers une condition féminine, qui, malgré les soi-disant avancées en matière d’égalité des droits, reste le plus souvent dans une situation discriminatoire de fait. La connotation ouvertement SM du prénom Gwendolina est de fait un peu en porte-à-faux avec le côté mesquin de ce pouvoir que s’octroie Oriane/Gwendolina en décidant ou non d’accepter l’appel et ne correspond pas vraiment à l’image que l’on se fait d’une femme dominatrice.
L’accoutrement de la jeune artiste n’est pas non plus complètement en accord avec le pouvoir d’évocation de son pseudonyme : on imagine un costume plus ouvertement sexy et une allusion plus franche au rituel sado-masochiste. Mais on comprend rapidement que porter un habit correspondant ouvertement à la charge fantasmatique que recèle le nom de Gwendolina aurait été une erreur. Il est définitivement plus important de faire de son personnage un personnage plus universel, un modèle plus ambigu de personnalité féminine tiraillée entre des désirs divergents bien que ramené à de triviales réalités. Si le personnage conçu par Oriane Amghar hésite entre différentes postures c’est parce qu’il convoque une identité féminine impossible à cerner : cette hésitation qui peut passer pour un inaccomplissement de prime abord est à la réflexion plutôt juste.

Vues de l’installation à Jeune Création © photos Charlotte Gonzalez.

Vues de l’installation à Jeune Création © photos Charlotte Gonzalez.

Il faut savoir reconnaître au jury de Jeune création d’avoir accordé son prix à une pratique très peu représentée parmi les artistes de cette édition. Oriane Amghar est une des rares artistes à avoir proposé une performance au milieu de pratiques, disons plus usuelles. Mais son travail joue justement sur l’ambigüité d’une perception a priori qui la « classerait » plus du côté des installations répétitives, bricolées avec du matériel second hand comme il est de plus en plus fréquent de rencontrer ce type de travaux, si l’on ne poussait la curiosité à s’approcher de son stand dans un premier temps, puis d’aller jusqu’à lui demander un rendez-vous dans un second temps. La proposition de la jeune artiste est également une réflexion sur le caractère in situ d’un travail d’artiste : pour elle, le meilleur moyen de répondre à la commande non dite faite à tout artiste dans le cadre d’un salon est d’envisager le temps passé sur un « stand » comme un temps de présence obligé, à l’instar du travail d’une secrétaire, perçu comme un travail abrutissant, où l’on passe la plupart de son temps à ranger ou classer des documents divers. C’est donc un travail qui interroge la condition de l’artiste en tant que gardien de son propre territoire et responsable de son emploi du temps : un temps que l’on peut percevoir comme étant fortement contraint, contrairement aux idées reçues. Toutefois, comme le fait remarquer l’artiste, il ne s’agit pas de rester au stade du « méta », de critiquer une condition de l’intérieur, le plus important dans cette performance c’est le moment du rendez-vous —cette fois-ci accepté— qui lui permet de transcender les limites d’un cadre imposé pour mieux en revenir à une autre dimension du salon, celui qui fait plus penser à la convivialité et au plaisir de la discussion.


Pour la seconde année consécutive, le Prix  Jeune Création devient le Prix Jeune Création-SYMEV. Le SYMEV est le Syndicat national des maisons de ventes volontaires présidé par Jean-Pierre Osenat.
Une dotation de 3 000 € est remise à un artiste choisi par le jury professionnel.

Le lauréat du prix Jeune Création-SYMEV est désigné par un jury de professionnel, présidé en 2014 par Didier Semin. Le jury sélectionne l’artiste sur l’œuvre exposée à Jeune Création et non sur l’ensemble de son travail.

Il a été décerné cette année à Oriane Amghar.


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