Printemps de septembre

par Patrice Joly

­­Une haridelle fait bien le printemps

S’il fallait retenir une œuvre de cette dernière édition du Printemps de septembre, ce serait peut-être bien celle de Berlinde De Bruyckere, pauvre haridelle émasculée, éviscérée et suspendue par une patte dans une position fort peu confortable. Si l’artiste flamande est coutumière des mauvais traitements envers les animaux, il faut lui reconnaître une adresse particulière pour les camper dans des postures qui évoquent tout à la fois la martyrologie moyen-âgeuse et les pietas michelangelesques. Une esthétique qui met en valeur la souffrance et la profanation des chairs, à rebours d’une tendance sociétale qui s’efforce de gommer toute représentation mortuaire  ­- après tout ce n’est pas le moindre de ses mérites : aux Jacobins, l’installation formée par le cheval et le socle de bronze trône au milieu des autres « victimes » de sévices que l’on n’ose à peine imaginer ; cette fois-ci, les corps profanés sont des représentations d’humains en cire et on sent sourdre la même indicible peine à la limite du représentable… ce campement à la théâtralité manifeste et aux allures de déjà-vu « impressionne » par la charge émotionnelle qui s’en échappe tout en flirtant avec une imagerie d’une autre époque, où le religieux possédait encore le monopole de la sidération sur les âmes.

Berlinde de Bruykere Lost 1

Berlinde de Bruykere Lost 1

Il est toujours très risqué et frustrant pour les commissaires de voir réduire une manifestation à ses images les plus fortes, surtout quand celle-ci se veut encline à fédérer le maximum de lieux autour d’elle. Ce qui se présente sous les auspices de la générosité et du désir d’implication peut aussi vite se révéler comme un véritable piège : comment est-il possible matériellement de parcourir une trentaine de lieux – dans et hors les murs, puisqu’il faut aussi désormais compter avec les alentours plus ou moins proches, de Castres à Saint-Gaudens en passant par Colomiers, sans compter les nocturnes qui offrent une programmation très fournie – à moins de prendre pension à Toulouse?

Difficile dans ces conditions de ne pas soulever la question de la réponse des artistes à cette multiplication des lieux qui souvent n’offrent d’autre alternative que de surjouer leur emprise, au risque de rendre illisible des travaux de qualité, comme ceux d’un Pierre Vadi, prisonnier de la machinerie écrasante du Château d’eau ou bien encore des frères Quistrebert, n’ayant d’autre choix que d’en rajouter sur l’ambiance néo gothique alors qu’un lieu moins marqué aurait donné à voir une autre lecture de leurs travaux. À ce petit jeu, c’est sans doute Andreas Dobler qui s’en tire le mieux parce que ses ambiances picturales contiennent le

Andreas Dobler

Andreas Dobler

propre déni d’une seule vision figurative – ses stratégies picturales explorent les topiques de la SF et de la BD à seule fin d’exploiter leur potentiel d’abstraction – et confèrent à ses toiles une réelle autonomie qui leur permet de ne pas se laisser submerger par une ambiance de galerie quelque peu trop chargée… N’en déplaise au commissaire Christian Bernard qui dit avoir voulu donner aux artistes la liberté de s’affranchir d’un in situ trop pesant, on sent que dans ces lieux trop présents, les artistes se sont heurtés à l’impossibilité de s’en abstraire.

Du coup, ce sont dans les espaces les plus « neutres », ceux qui n’ont pas été extirpés aux forceps de leur destination première pour satisfaire à la demande, que se passent les choses les plus intéressantes : notamment dans les galeries privées – invitées à se joindre cette année en nombre – à l’instar de la galerie Duplex où se produit un intéressant dialogue en noir et blanc entre une video post-apocalyptique de Nicolas Moulin et les triturations pixéliennes de Pierre-Olivier Arnaud. Chez Sollertis, on assiste à la poursuite des expérimentations judicieuses de Didier Rittener qui ne cesse d’élargir la gamme des rencontres possibles entre « support » et « pinceau ». Chez Girard, après René Lévi l’année précédente, se confirme une programmation marquée par la rigueur de l’abstraction radicale avec la peinture du suisse Christian Floquet.

Didier Rittener chez Sollertis

Didier Rittener chez Sollertis

Mais c’est finalement aux Abbatoirs que s’écrit le meilleur acte printanier. L’année dernière déjà, nous avions assisté à une véritable démonstration de la part d’un John Armleder s’amusant à bousculer les territoires muséologiques en fusionnant des œuvres d’art anciennes et contemporaines avec des animaux et des objets sortis du muséum d’histoire naturelle, faisant au passage grincer les dents de journalistes visiblement dépassés par la situation (1) ; cette année, c’est au tour de Christian Bernard de reprendre les rênes d’un exercice de stylisation majeure dans les salles latérales du plateau du musée. Et l’on est ravi d’assister  à un déploiement de vis-à-vis richement nourris et toujours porteurs de développements entre des œuvres d’horizons et d’acabits divergents : il suffit d’évoquer la rencontre –  à première vue sur le seul plan de la forme – entre la célébrissime pièce de Filliou, Jamais un coup de dé n’abolira le hasard avec une photo de constellation de Ruff : la réponse à l’ironie de Filliou, elle-même réponse à Mallarmé, crée un dialogue qui se déploie bien au delà-du champ des arts plastiques en annexant celui de la spéculation métaphysique ; mais l’on pourrait en dire autant de ce savant échange où se mêlent des pièces « réelles » de Pascal Pineau avec les vues de son atelier tandis que Ruppersberg – dans la même salle – intègre ce tout et comme le dit Christian Bernard, transforme l’objet de son intervention en sujet de son travail. Seul bémol à cette virtuosité, l’inexplicable enchaînement entre l’architecture de Tobias Putrih, vague réactivation d’un design Fullerien et le Habibi d’Abel Abdessemed, s’étant certainement trompé d’aéroport… Il ne faut pas

Cosima von Bonin

Cosima von Bonin

oublier non plus les deux dernières interventions dans la fosse des Abbatoirs ; pour la première, il s’agit encore une fois d’un dialogue – ce coup-ci thématique, transhistorique et formel : Jim Shaw répondant au rideau de fond de scène monumental créé par Picasso en son temps par une successions de paravents tout aussi imposants ; enfin, Cosima von Bonin de son côté déploie un ensemble de pièces réellement enthousiasmant où se joue le dépassement d’une esthétique de l’unmonumental (2) par un mouvement inverse tendant à reglamouriser en des compositions ultra chic de vulgaires serviettes de table et des torchons Vichy.

1: Les 3 suisses au printemps par Patrice Joly

2: voir Article d’Aude Launay sur Unmonumental au New Museum, 02 n°45.(http://www.zerodeux.fr/wp-content/uploads/numeros/revue02numero45.pdf)

Le Printemps de Septembre à Toulouse, festival de la création contemporaine, du 25 septembre au 18 octobre 2009.


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