Les 3 suisses au Printemps

par Patrice Joly

Les 3 Suisses du Printemps

par Patrice Joly
Chaque année la ville de Toulouse s’octroie le privilège de décaler l’ordre des saisons ; Au delà du charmant et persistant paradoxe contenu dans l’énoncé du Printemps de septembre se profile la gageure de recréer intégralement une manifestation, d’en redéfinir les contours afin de susciter un intérêt renouvellé au fil des ans. Et il est vrai que le challenge n’est pas si facile de garantir un nouveau lot d’émois esthétiques : on connaît les diverses stratégies de redynamisation de ce type de manifestation qui l’apparentent aux techniques d’événementialité éprouvés dans d’autres milieu, comme notamment le championnat de football de DI et son fameux mercato qui pourrait servir de (contre)-modèle avec ses changements d’entraineurs à l’intersaison et le recrutement des meilleurs artistes du moment, etc. Après l’épisode Bustamante qui nous avait réservé d’agréables surprises et les déboires de l’édition 2007 où la défection de Jan Debbaut au dernier moment avait nécessité un remplacement au pied levé par des curateurs maison, sympathiques mais manquant d’expérience, l’invitation de Christian Bernard en curateur de renom, ayant fait ses preuves depuis des années dans le principal musée d’art contemporain de Suisse, présentait tous les gages d’une édition excitante. Le directeur du mamco est donc venu cette année, entouré d’une floppée d’artistes suisses, tels John Armleder ou Philippe Decrauzat avec lesquels il a réussi quelques unes parmi parmi les meilleures prestations curatoriales imaginables (cf les articles d’Etienne Bernard (02#41) et (04#3) Nicolas Garait sur John Armleder) : le 1er suisse, John Armleder, se retrouve à une place de choix de l’édition 2008 puisqu’il curate lui-même quasiment tout le rez-de-chaussée des Abbatoirs. Et il faut avouer que la prestation est assez époustouflante : l’envol de la tortue géante luth face au tableau d’un peintre « présurréaliste » ne lasse pas de nous ébahir, on se retrouve avec des yeux d’enfants face à l’utilisation quasi « disneyennes » des réserves du muséum d’histoire naturelle de Toulouse. A tel point que l’on est aussi tenté d’y pointer un certain malaise, celui que peut procurer la mise en concurrence de « productions » naturelles avec des productions artistiques. Mais, sauf à s’arrêter à cette mise en concurrence où ne saurait se résoudre l’intention de l’artiste, il est aussi intéressant de s’intéresser au système « Armleder », qui, après voir englobé le mobilier contemporain, le design et un tas d’autres productions industrielles pour les incorporer, après une nécessaire manipulation, un nécessaire arrangement qui témoigne justement de sa pratique, après avoir confronté le salon bourgeois et kitsch à sa pratique d’arrangeur, pour mieux pointer les dérives possibles du bon gout bourgeois et se mettre en danger par la-même, s’autorise maintenant d’y incorporer jusqu’aux réserves des musées n’entrant pas dans la catégorie de l’art : les muséums d’histoire naturelle. Certes, il se permet aussi d’inviter d’autres artistes et de créer des rapprochements un peu facétieux, un peu irrévérencieux, mais après tout, cela a du bon, déjà au moins pour redonner vie à ces pièces historiques en les confrontant à leur descendance, en second lieu cela témoigne plus d’une volonté de mise en lumière d’une continuité de la production artistique à travers les siècles, et ce, en dépit des ruptures et des sauts stylistiques affichés. Pour en terminer avec ces Abbatoirs, une autre bonne surprise venait (outre l’impeccable pièce de Decrauzat et les inénarrables bulles de savon géantes d’un Lamouroux en panne d’inspiration) de ce cabinet d’écoute désigné par Alain Bublex – sobre et efficace – où l’on passa entre autres un excellent moment en compagnie de Francis Baudevin (2e suisse) pour un set mémorable.

John Armleder, la salle de la tortue Luth au musée des Abbatoirs

En continuant la déambulation qui nous amène de la Maison éclusière à l’espace EDF et ailleurs, l’impression qui prévaut est alors la suivante : les stars attendues, les Lévêques, Abdoul, O’Neal se sont « contentées » de faire du Lévêque ou du Abdoul (même si l’installation de Claude Lévêque fonctionne plutôt bien dans le cadre resserré de la Maison éclusière et qu’elle présente notamment une succession de panneaux de signalisation dépouillée de toute signalétique des plus intéressantes et que les grandes projections de Lida Abdoul « fonctionnent » tout aussi bien dans leur nécessaire ressassement du drame afghan, Amy O’Neil proposant une série de vanités amusantes mais pas très convaincantes). Une fois de plus, ce sont les outsiders qui créent la surprise avec notamment la vidéo de Laurent Faulon, nu comme un (gros) ver, arpentant des tables de pique-nique en un franchissement aussi dérisoire que désopilant de ce « gué » imaginaire mais réussissant parfaitement à nous faire ressentir la tension engendrée par le risque d’une chute (d’au moins 70 cm de hauteur…). Ce même Laurent Faulon, nous le retrouvons avec plaisir à l’Hôtel Dieu pour une installation conséquente. S’emparant d’objets hétéroclites, une moto, une baignoire, une table de pique-nique (encore), un cheval d’arçon, etc., il les a recouvert d’une couche de vaseline à la très forte odeur qui vous prend à la gorge : outre la référence à Lavier qui vous vient automatiquement à l’esprit, se dégage le sentiment d’un rapport contradictoire aux œuvres : d’un côté, cette vaseline évoque un embaumement protecteur et crée de la distance, de l’autre, la présence de serviettes à disposition du public laisse penser que l’on pourrait littéralement toucher ces pièces et donc transgresser cette protection à la fois symbolique et réelle. Cette puissante installation de Laurent Faulon est extrêmement efficace dans le rudoiement qu’elle inflige aux objets mais aussi indirectement via l’évaluation sous-entendue de l’œuvre (fétichisée, sexualisée, embaumée…). La proximité avec les œuvres de Delphine Reist (le 3e Suisse est une Suissesse) est également très réussie puisqu’elle complète ce regard dérangeant porté sur les objets/pièces. Là où Faulon installe une distanciation paradoxale, Delphine Reist propose une espèce de revitalisation de ces objets du quotidien : ainsi, les rideaux, en s’imbibant de vin, deviennent de véritables tableaux (au sens pictural) et dépassent leur fonction décorative ; idem pour les fusils auxquels elle octroie une dimension « intelligente » ; enfin, le concert de perceuses qui clôt la visite compose un véritable « chœur » d’outils motorisés se répondant tel des animaux gémissant. Comme si les pièces avaient une vie en dehors de leur vie de pièce…
Pour finir ce rapide tour d’horizon, il faut absolument citer la pièce de Janet Cardif aux Jacobins, « opéra sans présence humaine », dont on peut réellement éprouver la construction sculpturale (dixit l’artiste), les vidéos d’Alex Haniman, notamment celle de cette « balade au chien » ou l’on voit un bébé pitbull se comportant de manière craintive, apeuré par l’animation de la vie nocturne, et surtout l’installation d’Eric Hattan à l’école des beaux arts, pure poésie visuelle produite par la seule force des éléments qui se délitent – de la glace qui fond lentement, du brouillard qui se dissipe – ou d’un train d’atterrissage d’avion fonçant sous la pluie battante : on pourrait rester des heures à contempler les projections… Pour finir, donc, parlons de la seule véritable proposition d’exposition de cette édition du printemps : celle que le Lieu Commun, espace alternatif pour la première fois invité au Printemps, accueille en ses murs. Grand Chaos et Tiroirs, tel est son titre, est le compte rendu d’une exposition qui s’est tenue aux Arques cet été et qui fêtait le 20e anniversaire de ce centre d’art lotois. Pour l’occasion, les 2 commissaires, Claire Moulène et Mathilde Villeneuve avaient demandé aux artistes de réfléchir à l’idée de célébration d’un lieu chargé de l’histoire de sa pratique ; il s’ensuit une série de pièces, toutes plus jubilatoires les unes que les autres à l’image de ces moulages de trou de gruyère (Raphaël Zarka) qui produisent des formes absolument inouïes ou bien encore cet assemblage de cages de diverses tailles pour divers gibiers (Jean-Luc Moulène), formant un objet sculptural intrigant. Partis du lieu, de son histoire, de l’historique des expositions y ayant eu cours, les artistes en résidence ont réécrit le scénario des origines, empruntant au contexte des éléments hétérogènes pour les resampler, jouant avec cette mémoire et réussissant très certainement à enflammer le présent, le passé et l’espace de jeu. Un exemple à suivre.

I : John Armleder, la salle de la tortue Luth au musée des Abbatoirs

2 : Laurent Faulon, garden party, Caisse d’épargne

3 : Laurent Faulon, Désirons, Hôtel-Dieu

4 : Delphine Reist, Rideau !, Les Abbatoirs

5 : Delphine Reist, Etagère, Hôtel-Dieu

6 : Delphine Reist, Chiens de fusils, Hôtel-Dieu

7 : Eric Hattan, école des beaux-arts

8 : Francis Baudevin, musée des Abbatoirs

9 : Philippe Decrauzat, musée des Abbatoirs


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