L’effet Spider *, Berdaguer & Péjus

par Alice Laguarda

Les projets de Christophe Berdaguer et Marie Péjus sont comme les manifestations d’un « corps » (physique et psychique, singulier et pluriel) dont l’humanité apparaît toujours fragile, dépendante de formes de pouvoirs inquiétantes, menacée de disparition. Nourris des recherches des mouvements de l’Architecture radicale et de l’Anti-design, les deux artistes tentent ainsi d’élaborer des échappées face aux normes et aux standards imposés par les sociétés de la rationalité économique et des technosciences toutes-puissantes. L’exposition à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne confirme ces orientations critiques, l’attachement des artistes aux pratiques de l’écart, aux figures de l’autarcie et de la coupure. Le parcours dans l’exposition, conçu à partir d’un dialogue entre des œuvres dont la conception s’étend de 1998 à 2012, nous fait zigzaguer entre déformations perceptives, mystères du langage et « révélations » de la psychanalyse, entre formes pétrifiées et matières évanescentes. Des indices disséminés çà et là (les demi-sphères noires de Double aveugle dans lesquelles nage un poisson aveugle ; la Salle de consultation, impression sur miroir sans tain d’une photographie du bureau de Sigmund Freud faisant apparaître un miroir accroché à une fenêtre) nous invitent à un parcours dans la psyché. La présence de ces indices traduit une volonté démonstrative qu’accompagnent les titres des œuvres, références à la psychanalyse, à la parapsychologie, à des récits de communautés utopiques. La création de cartels métalliques équipés de câbles – inspirée des recherches du scientifique Alfred Korzybski sur le traitement des informations par le cerveau humain – sert le propos des deux artistes : concevoir une exposition habitée « par un ensemble de locataires que sont nos projets comme autant de petits cerveaux connectés les uns avec les autres (1) ». Le recours au motif arachnéen relève des mêmes intentions : la structure architecturale blanche de Kilda 2 matérialise le lien entre un territoire réel (l’archipel de Saint-Kilda en Ecosse, sur lequel vécurent des hommes en autarcie) et sa représentation mentale ; accrochée au mur, With Sarah, petite fenêtre constituée d’un vitrail en forme de toile d’araignée, évoque l’architecture labyrinthique du manoir californien de la spirite Sarah Winchester. L’étrange nous saisit encore, face aux Arbres et aux Psychoarchitectures, lorsque l’hésitation persiste dans l’interprétation entre formes humaine, végétale, animale, minérale ou architecturale. Les jeux d’échelles et d’espaces entre les sculptures et les installations (Utopia bianca, Double insu, Kilda et Kilda 2) font qu’on ne sait jamais où l’on se situe, ni dans quelles « zones » de la psyché ou de la mémoire on est en train de se perdre. Les objets et les signes dans l’exposition s’apparentent ainsi à une matière sur laquelle on n’a plus prise, une sorte de « langue adamique, entêtée à ne pas signifier (2) ».

Berdaguer et Pejus, Kilda

Mais de cette déambulation fondée sur l’expérience d’un accès au sens toujours différé, sur la conquête de la distance entre le visible et l’invisible, un danger surgit. Il concerne la retranscription esthétique et scénographique des mouvements et intensités de cette psyché, de ce « corps » individuel et collectif (3). Le projet des deux artistes tend en effet, paradoxalement, à se figer dans une représentation ostentatoire dont les formes austères et autoritaires amoindrissent parfois la subtilité (barre métallique, chaînes, dualités transparence/opacité, noir/blanc). Certaines oeuvres apparaissent illustratives, telles les Paroles martiennes, des volumes réalisés en stéréolithographie d’après les paroles imaginaires d’une femme qui furent l’objet d’études psychologiques et linguistiques, ou les clés enfoncées dans une sphère de plastiline de la taille d’une tête dans Trou noir. Dans ce monde qui oscille entre suspension du sens, de l’interprétation, et désir didactique, l’on se demande quelle est la volonté des artistes. Le choix existe-t-il vraiment entre la possibilité de l’échappée et la fascination pour la matière et les signes figés dans la toute-puissance du langage et du savoir ? On peut être gêné par un tel formalisme, par la fixité, le codage et la froideur des productions. Cependant, c’est peut-être là que réside l’une des forces du travail de Christophe Berdaguer et Marie Péjus : nous confronter sans cesse à l’angoisse d’un sens comme anesthésié, hermétique, à la menace de la pétrification (de l’imaginaire, de la psyché, du corps social…), tandis qu’on rêve de s’en émanciper.

 

Berdaguer et Pejus, Trou noir

 

 

* Spider est le titre d’un film de David Cronenberg (2002) adapté du roman de Patrick McGrath. Il explore l’inconscient traumatique d’un personnage masculin. La construction du film en flashbacks et l’atmosphère esthétique dominée par des teintes sombres plongent le spectateur dans une confusion totale entre rêve, cauchemar et réalité, entre passé et présent.

1 Entretien avec Sébastien Pluot dans la monographie consacrée aux deux artistes, à paraître aux éditions Analogues en juillet 2012.

2 Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, 1971.

3 Le titre de l’exposition, Insula, recèle une polysémie intéressante : il renvoie à la fois à une notion de l’Antiquité romaine désignant un logement collectif et à une zone du cerveau qui traite les émotions, le « cortex insulaire ».

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