itv Stéphane Vigny

par Marie Frampier

Potentiel de l’entretien, opus 1 : La Fugue Tonale *

* La fugue tonale est une composition musicale classique dans laquelle un motif de quelques mesures, appelé sujet, est transposé par la réponse, dite tonale quand elle diffère quelque peu du sujet.

Marie Frampier : Ton œuvre Woody Wood Wall (2008), présentée au Palais de Tokyo en 2008, mesure vingt trois mètres de longueur, cinq mètres de hauteur et est constituée de 90 m² de lambris. La monumentalité et l’isolement de l’objet-mur lui ôtent sa fonction première de support architectural.

[Inspiration] 11D6.5 (2008), du nom du modèle de poteau électrique utilisé, est au contraire réduit à l’échelle 1/3. Aussi monumental qu’invisible dans le paysage urbain, le poteau électrique devient ici un objet au matériau brut, une forme minimaliste déposée le long d’un mur. Tangible mais peu visible parce que placé à même le sol, comme arraché de la terre.

[Expiration] Les références à l’art minimal sont très présentes dans certaines de tes œuvres mais quelques éléments interpellent. S’agit-il d’interférences ou d’alternatives proposées en contrepoint d’un discours historique et universitaire aux rouages toujours bien huilés ?

Woody Wood Wall

Woody Wood Wall, installation view Palais de Tokyo, 2008

Stéphane Vigny : Oui, 90 m² à enduire d’huile de lin pour Woody Wood Wall. Sans rouages ni interférences, avec des alternatives proposées au discours établi et au mien.

[Inspiration] Woody Wood Wall est une œuvre in situ, proche de la sculpture minimaliste et du Wall Painting, avec l’utilisation d’un revêtement middle-class. Le lambris est généralement posé dans des espaces assez petits mais il perd ici son côté kitsch par le changement d’échelles. Les effets sont neutralisés. L’all-over de frisette prend une pose sculpturale et minimaliste.

[Expiration] Pour 11D6.5, l’esthétique est aussi minimaliste. Du béton auto-plaçant a été coulé dans un moule pour une reconstitution interprétative d’un objet ordinairement laissé sur le bas-côté des routes. Dans l’espace d’exposition, je ne veux surtout pas le magnifier, lui conférer une noblesse qui ne serait pas la sienne. La force esthétique et propositionnelle de l’objet est intrinsèque, liée à sa matière et à sa condition.

MF : Le détournement d’objets (Woody Wood Wall, 11D6.5, Vintage) et de codes commerciaux (Les Enseignes de l’Art) ou musicaux (32×32), le dépassement des frontières historiques et stylistiques (Barrière anti-émeutes style Louis XV) induisent un rapport répétitif au réel. Deleuze disait : « Il faut faire bégayer la langue ». Cherches-tu à faire bégayer l’heure, leurrée, le réel ?

SV : Oui et non. Je crois que le réel bégaie de lui-même et son bégaiement est sa potentialité même. Le bégaiement, la répétition n’est jamais le même. La répétition, la répétition, le bégaiement  n’est jamais le même. Jamais.

Le détournement d’objets ready-made est l’un des moyens de faire bégayer le réel. Et le détournement, c’est le bricolage. Tout bricoleur est un, un…« détourneur » ?

MF : Tout bricoleur est un derviche tourneur…

SV : Tout bricoleur est un derviche tourneur, pour des raisons d’abord économiques. Il crée des rapprochements, réduit des écarts formels, sociologiques et tisse des liens entre les sphères de production des objets.

MF : Le détournement d’objets et de sens, le bégaiement très discret du réel pourraient être des fondements de l’absurde en art. Qu’il soit proche du non-sens, tragi-comique ou révélateur de conditionnements politique et social, l’absurde est omniprésent dans l’art contemporain – œuvres de Boris Achour, Martin Creed, François Curlet, Werner Reiterer, William Wegman, etc. – sans avoir jamais été théorisé.

Dans Shakespeare notre contemporain, le dramaturge Jan Kott explique qu’« entre la tragédie et le grotesque, c’est la même discussion qui se déroule pour ou contre l’eschatologie, pour ou contre la croyance à l’absolu, pour ou contre l’espoir en une solution définitive de la contradiction entre l’ordre des valeurs et l’ordre de l’action. » Il écrit enfin que « la tragédie est le théâtre des prêtres ; le grotesque, le théâtre des pitres. »

Selon toi, l’absurde serait-il cet inframince, ce devenir artistique situé entre pitre et prêtre ?

SV : Tu veux savoir si, selon moi, l’absurde serait cet inframince, ce devenir artistique situé entre pitre et prêtre ? L’absurde est peut-être la possibilité de ne pas choisir entre pitre et prêtre, entre prêtre et pitre. Un pitre ne pourrait-il pas être prêtre ? Un prêtre ne pourrait-il pas être pitre ? La conception binaire que nous avons de l’être humain nous prive parfois de son potentiel.

MF : Considères-tu ton travail proche de cette définition de l’absurde ?

SV : Je n’affilie pas directement mon travail à l’absurde mais l’interstice entre ces deux opposés m’intéresse. L’absurde a aussi la capacité d’attirer notre attention sur la transversalité possible des états, des pensées et actions, artistiques ou non.

MF : L’absurde semble tout de même être une clef de lecture possible de certaines de tes œuvres. Par exemple, Perceuse à sauter (2004) et Vitraux EDF (2004) sont tous deux une rencontre des contraires. La perceuse et son fil électrique tournent incessamment, telle une corde à sauter de petite fille. Vitraux EDF est la fusion élégante d’un poteau électrique et de vitraux d’église. La perceuse devient jeu d’enfants, le poteau EDF est paré d’une religiosité insoupçonnée.

L’objet apparaît transcendantal, à la fois au plus près et hors de lui-même, au centre d’un dépassement catégoriel. [Pause]

Dans plusieurs de tes œuvres, la musique est tangible, parfois audible. Quelle place a-t-elle dans tes créations ?

Buse

Buse

SV : Elle est omniprésente. La musique baroque m’inspire certainement, sans même que j’en ai conscience. Dans Les Variations Goldberg, il y a trente variations autour d’un même thème, avec des reprises de chansons populaires et beaucoup d’humour. [Demi-pause]

Dans la musique baroque, la clarté est maîtresse de la construction musicale. Premier envoi, canon ou contrepoint, nous pouvons entendre les notes se greffer les unes sur les autres et ainsi ressentir l’architecture de la partition.

MF : Moondog, musicien américain du XXème siècle, utilisait les structures musicales médiévales, baroques (le contrepoint, la fugue), et contemporaines (musique répétitive et minimaliste) pour construire l’architecture d’une musique à l’écriture très personnelle.

En 1971, il écrit : « If « rules are to be broken » is itself a rule, then I can break that one and say « rules are not to be broken »». Ton travail pourrait-il faire écho à cette citation?

SV : Effectivement, je ne cherche pas à casser les règles mais vise à les détourner. Les contraintes en général et les règles en particulier sont nécessaires à toute création mais il semble indispensable de les identifier comme telles pour ne pas pervertir ou simplement égarer l’essence même de sa pensée et de son œuvre.

Une règle devient normative quand elle est intériorisée. Un format n’est pas un formatage si la distance critique demeure, dans les arts plastiques, dans la musique ou l’écriture.

MF : Selon toi, s’entretenir selon les règles rigoureuses de la fugue tonale serait-il possible ?

SV : Non. Et transcrire cet entretien, fictif ou non, selon les règles rigoureuses de la fugue tonale tout en conservant le format de l’interview serait-il possible ?

MF : Potentiellement, oui.

voir aussi : http://www.dailymotion.com/video/x9ttfg_stephane-vigny-interview_creation

Stéphane Vigny est représenté par la galerie LHK, Paris



« Si « les règles sont faites pour être brisées » est une règle en soi, je brise celle-ci et dis :  » les règles ne sont pas faites pour être brisées » », Moondog, 1971.


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