EStuaire 2009

par Patrice Joly

Une des spécificités d’Estuaire, c’est qu’elle n’appartient pas à l’espèce des biennales d’art contemporain habituellement répertoriée sous l’appellation de biennale, telle la biennale de Venise, ou plus près de nous, la Biennale de Lyon, chose qu’elle ne revendique pas outre mesure par ailleurs. Au demeurant, ce n’est pas tant la taille et l’importance du budget qui la différencie de ses consœurs (5 ou 6 millions d’euros…) que le fait que d’une édition à l’autre, Estuaire constitue un stock d’œuvres pérennes qui s’agrègent tout au long de ce dernier tronçon de la Loire, entre Nantes et Saint-Nazaire pour former un des objets les plus étranges de ces dernières années sur le plan des formations événementielles liées à l’art contemporain – plutôt que de remettre tout sur le métier et de présenter une offre d’œuvres intégralement renouvelée, selon un

Jimmy Durham ph. Luc Stanescou

Jimmy Durham ph. Luc Stanescou

ordonnancement ou une thématique confiée la plupart du temps à un commissaire de renom. Encore qu’il faille nuancer le propos : Estuaire ne se contente pas de mettre en place un réseau de spots sculpturaux, elle draine dans son sillage un ensemble de manifestations éphémères d’envergure dans des lieux normalement affectés aux expositions d’art contemporain, du musée des Beaux-Arts de Nantes au Grand Café de Saint-Nazaire, allant même jusqu’à créer de toutes pièces un nouveau lieu dédié aux expositions, le hangar à bananes ; elle emprunte à la forme de la biennale l’activation récurrente de lieux d’art et à la forme du parc de sculpture pour le reste. Difficile pour le coup d’y appliquer une quelconque méthodologie en matière de critique puisqu’elle n’obéit à aucun des standards usuels concernant les lieux d’art : hors du white cube et de ses problématiques liées aux installations ou à la spatialité, elle excède aussi le cadre du site specific pour créer son propre champ de références où se mêlent dans un bric-à-brac conceptuel (promotionnel ?) la réflexion sur l’espace public, le développement touristique et économique, l’histoire industrielle de l’estuaire, la création de récits collectifs, etc, etc.
L’exemple le plus approchant cependant, semble bien être celui du sculpture projects de Münster, même si, pour des questions d’échelle notamment, l’exemple de la capitale de la Westphalie du Nord soit transposable avec des bémols. Tout comme la biennale de Nantes qui n’en est pas une, la « décenniale » de Münster est bâtie sur le même modèle d’une agrégation de projets sculpturaux, une dizaine par édition, plus ou moins monumentaux, et qui, au final finissent par créer une « collection » de sculptures à ciel ouvert. Le sculpture projects constitue tous les dix ans un événement attendu par le milieu de l’art contemporain et attire de par le monde entier la foule des visiteurs, étrangers et locaux confondus. À Münster, le projet est né de la décision des élus de miser sur la présence de l’art contemporain pour fonder une nouvelle identité fédératrice, relativement singulière et audacieuse à l’époque où l’art contemporain n’avait pas acquis une aussi grande reconnaissance et les biennales un caractère aussi proliférant. La première édition eut lieu en 1977 et regroupait des artistes majoritairement américains, aux noms prestigieux tels que Carl André, Michael Ascher, Claes Oldenburg, Bruce Nauman (dont le projet ne verra le jour que 30 ans plus tard). Le choix de la ville de n’offrir qu’une manifestation par décennie eut surtout le mérite de laisser la manifestation s’imprégner des grandes tendances artistiques du moment et de traduire ces débats qui animent les discussions entre les artistes et curateurs dans le marbre, la pierre ou toute autre matière ou pratique révélatrice des médiums dominants. Très tôt, les édiles s’aperçurent du potentiel d’attractivité que recelait le sculpture projects pour en faire le symbole de leur capacité à saisir le fil du temps. Mais les artistes furent tout aussi promptement conscients de cette logique publicitaire à l’œuvre et du risque d’instrumentalisation que leur production pouvait subir s’ils se laissaient trop influencer par le côté gentil ou ludique des pièces, et du risque de servir de tribune prestigieuse au service du succès touristique de la petite métropole. La dernière édition, celle de 2007, reflète encore cette angoisse de la « récup » et aligne des œuvres résolument résistantes à l’instrumentalisation : ainsi la pièce de Pawel Althamer rappelle fortement la passerelle en bois de Kawamata qui relie l’ancien port de Lavau à la berge du fleuve, à l’endroit où le même artiste avait érigé dans l’édition précédente d’Estuaire un poste d’observation sur le fleuve ; mais là où le chemin de Pawel Althamer, véritable sillon végétal, se dilue littéralement dans le paysage et refuse symboliquement d’indiquer une direction, le chemin de Kawamata relie le village fantôme à son ancien fleuve nourricier… Une autre pièce présentée à Münster représente également cette différence de philosophie entre les deux projets : celle de Tue Greenfort, dont le travail est fortement nourri de préoccupations écologiques. L’artiste, s’étant aperçu que le lac proche de la cité était devenu impraticable à la baignade suite aux rejets de déchets issus de l’agriculture intensive décide de rendre bien visible le système retenu pour stopper la prolifération des algues vertes : une tonne d’épandage qui diffuse en permanence dans le lac du chloride de phosphore dilué pour maintenir bas le taux des phosphate responsable de la pollution. On imagine mal dans le cadre d’Estuaire un artiste mettre en scène, même de manière allusive et ludique, la pollution de la Loire par Total (genre maquette molle de l’Erika plongeant son bec alourdi par le pétrole dans la Loire…). Pourtant, la pression du lobby agricole dans la région de Münster est tout aussi comparable à celle de la multinationale française dans la région, toutes proportions gardées. Autre exemple : à une centaine de mètres de Cordemais, ce sont les tronçons des cheminées de la centrale qui ont servi d’étalonnage pour la construction d’un habitat hybride réunissant esthétique pavillonnaire et industrielle (Tatzu Nishi) ; si la vue sur la Loire est absolument imprenable et a permis d’installer un gîte de vacances au sommet de la construction, elle n’en constitue pas moins pour la centrale à charbon toute proche une image sympathique (EDF est sponsor de l’opération) qui la dédouane durablement de tout questionnement gênant sur le bien fondé de l’utilisation des combustibles fossiles à l’heure ou les électriciens de Siemens parlent de construire des centrales solaires géantes dans le Sahara.
Mais l’Allemagne n’est pas la France et il est clair que la tradition allemande en matière d’art contemporain est totalement différente au pays des kunstverein. La tradition d’opposition critique n’est pas non plus la même concernant la conscientisation écologique entre nos deux pays et il est vrai que le nuage de Tchernobyl qui a survolé l’Allemagne s’est arrêté aux frontières de notre pays miraculeusement préservé… Ceci explique cela. Quoique, sur le site du Carnet, il y a quelques années, des militants écolos se sont réunis en masse, formant une chaîne humaine de plusieurs kms de long pour empêcher la construction d’une centrale nucléaire sur la Loire (1). Sur ce même site, Estuaire 2009 a réuni une dizaine d’architectures éphémères, une bagnole sanctuarisée par les artistes d’Ant farm, sensée recueillir les témoignages pour un futur proche : une bizarre sensation d’embaumement qui nous rappelle l’ambiance des films catastrophes post apocalyptiques… Peut-être que c’est finalement cet inconscient artistique dérangeant qui a fini par s’exprimer. Plus sérieusement, il est assez extraordinaire qu’aucun projet ne traite de ce glorieux épisode militant qui fit pourtant tant parler de lui à une époque pas si éloignée, alors que le débat sur les énergies douces est plus que d’actualité. Sans verser dans la polémique, il est tout simplement étonnant qu’aucun projet d’envergure d’Estuaire ne traite de cette dimension historique de la lutte écologique, qui représente un moment constitutif d’un récit collectif encore bien présent dans les mémoires. C’est un peu le reproche que l’on est tenté de faire à Estuaire, celui d’aligner un ensemble d’œuvres, certaines très réussies et très poétiques – comme celle de Gilles Clément qui se propose de reconstituer une forêt de trembles sur le toit de la base sous marine de Saint-Nazaire – mais dont aucune ne présente une quelconque dimension subversive, toutes allant dans le « bon » sens du courant. L’exemple allemand de Münster devrait nous inciter à réfléchir sur l’absolue nécessité pour les artistes de ne pas se sentir obligé de se faire les représentants d’un idéal fantasmé de cohésion sociale, ceci au risque d’y perdre toute dimension dérangeante. L’art contemporain doit nécessairement rester cette zone de liberté de pagayer à contre courant qui ne saurait se ranger aux stratégies de bien-pensance qui occultent souvent des zones de non-dit.
1 : http://seaus.free.fr/spip.php?article194


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