Entretien avec Pacôme Thiellement
Ecrivain, vidéaste, auteur de cinq essais, le prolifique Pacôme Thiellement, passionné de Pop culture ne saurait faire de dichotomie entre haute et basse culture. À l’horizon de ses recherches, une vision non sclérosée de l’archaïque et du moderne. Invité du Festival Bandits-Mages de Bourges, Thiellement a conçu une longue soirée autour de la musique et la littérature à l’appui d’artistes internationaux invités à réinvestir les textes de Gérard de Nerval ou Antonin Artaud. Rencontre avec cet humaniste post-moderne.
Essayiste, roman, vidéaste, réalisateur, comment les disciplines s’entremêlent les unes aux autres dans votre pratique ?
Toutes les formes de disciplines m’attirent. Ma principale, est l’écriture à travers l’essai, l’exégèse. Cela représente 90 % de mon travail. J’ai beaucoup passé de temps à faire des films mais jamais seul. J’ai toujours tout fait avec Thomas Bertay. Tout seul, cela ne vaudrait pas un clou… Comment j’articule tout cela ? Dans les essais, je fais beaucoup de montage. La manière dont je tente d’articuler mes idées, relève du montage, par intuition et par analogie. Il y a dans l’écriture une forme de logique visuelle. Quand j’ai écrit sur Lost, derrière le texte, il y avait beaucoup de musique persane. J’aime que l’écriture soit accompagnée d’images du film qui pourraient comme défiler derrière. J’utilise aussi les “cut” nets pour apporter des contrastes historiques. D’un paragraphe à l’autre, notamment. Les autres pratiques que j’ai, nourrissent toutes la pratique de l’essai. Fondu, cut, montage parallèle, montage alterné, transposés de manière plus ou moins consciente, à l’écrit. En ce sens là, les disciplines se relient. Mais est-ce que j’arrive à nourrir ma pratique d’essayiste les autres disciplines… ? J’ai l’impression que l’écrit absorbe tout. C’est la seule des pratiques que je dois assumer entièrement.
On vous retrouvait récemment commissaire d’une soirée au Festival Bandits-Mages, pourquoi et comment vous êtes-vous rapproché de ce Festival ?
Pendant ce festival, il y a eu beaucoup de films, de projections, du cinéma expérimental, très pointu avec notamment une programmation italienne, de l’est et allemande. Ma soirée a été composée autrement, autour de la musique et de la littérature. Comment je me suis rapproché de ce festival ? Isabelle Carlier, qui s’occupe de Bandit-mages m’a contacté, elle avait vu sur internet des vidéos de mes conférences au Forum des images sur Lost et Antichrist de Lars von Trier. Elle m’a proposé de venir faire une conférence du même type à Bourges, sur un film de mon choix. J’ai proposé Cure de Kurosawa. Elle nous a également invité avec Thomas pour montrer nos films. Puis elle m’a demandé de revenir sur un mode plus régulier, l’année prochaine. J’ai commencé à faire des conférences là-bas. En parallèle, j’avais fait une programmation pour le Monte en l’air, la librairie de Ménilmontant. J’ai eu une résidence Ile de France en 2013 jusqu’à janvier 2014, et dans ce cadre je m’étais essayé à la programmation. En arrivant à Bourges, j’avais cette expérience en tête.
Est-ce que vous pouvez me décrire comment vous avez conçu cette soirée Pour Bandits-Mages ?
Je voulais travailler sur la musique et les mots. Trouver une unité commune entre musique et littérature. Cette soirée a été pensée comme montant en volume, de la poésie à la musique. Ma programmation a duré près de 4 heures… Dans la pratique, j’ai d’abord invité des comédiens à lire des textes à Bourges. Puis à la fin de la semaine du festival Bandits-mages, j’ai conçu une programmation musicale. En termes de préparation, il a fallu faire venir des musiciens des Etats-Unis, de Corée (Eyvind Kang, Jessika Kenney et les soeurs Park…) Eyvind Kang est un violoniste, compositeur, arrangeur collaborateur de John Zorn et plus récemment Animal Collective. Il a une discographie pléthorique. Il m’intéresse car sa musique n’est pas catégorisable, elle traverse jazz, Death metal, musique traditionnelle, persane, arabe, médiévale. Il ne s’agit pas de pastiche, il réinvestit totalement ce qu’il touche. Jessika Kenney, sa femme, a elle, été formée par des grands maîtres persans. En terme de micro-tonalité, elle fait des choses inconnues dans la musique occidentale. Cette soirée est représentative de ma psyché si l’on peut dire…
Qu’y voyait-on, ou plutôt qu’y entendait-on ?
Plus tôt dans la semaine, on a pu entendre les fictions radiophoniques des étudiants de Bourges que j’ai cooptés et qui ont travaillé sous la direction de la comédienne Hermine Karagheuz, immense actrice des films de Rivette ou Losey, qui a notamment joué sous la direction de Terzief et Chéreau. Au début de la soirée on a également pu voir les projections de v-jay produites pendant le masterclass de Bandits-mages. La soirée, telle que je l’ai imaginée a vraiment commencé avec Hermine Karagheuz, lisant Aurélia de Nerval puis Faîtes le mal, le texte d’Artaud. Puis Eyvind Kang et Jessika Kenney et les sœurs Park (deux coréennes, une danseuse et une programmatrice) sont montées sur scène autour de ce même poème d’Artaud découpé voyelles par voyelles. Tout le poème d’Artaud était là musicalement, mais subdivisé et presque plus reconnaissable. La chanteuse Marie Möör est ensuite montée sur scène avec son mélange de cold wave française teintée de jazz. Et la soirée se terminait avec Scott Batty, un anglais qui vit en France, poète et peintre fabuleux, à l’origine d’un rock genré.
À entendre ce que vous avez fait subir au poème d’Artaud, pendant cette soirée, vous avez voulu dépasser le signifiant et être dans une image acoustique pure ? Revenir à une mélodie pure de la langue…?
Assez d’accord… Ce n’était pas conscient, mais ce qui m’intéresse surtout c’est que je n’arrive pas à définir la musique de tous mes invités. Ce sont des fantômes. J’ai eu une conversation avec Eyvind Kang à ce sujet. Pour lui, lorsqu’il fait du Reggae il aime “le reste” d’une musique reggae et que l’on ne puisse pas l’identifier comme tel. Il cherche à faire oublier le reggae, tout en en faisant. Le minimum pour que cela puisse appartenir à une catégorie sans que l’on puisse le reconnaître pour quitter ou gommer toute catégorisation.
Comme la poésie finalement…
Oui, il faut qu’il y ait un minimum de compréhensible, pour que cela soit encore du français… C’est cela la poésie, non ? L’activité poétique se tient à la limite entre le compréhensible et l’incompréhensible. C’est dans ce lieu là que l’on touche une vérité. Artaud se tient là, précisément. La poésie nous emmène dans des endroits durs et effrayants qui ont à voir avec l’angoisse, la souffrance, la possession et la malédiction. La poésie d’Artaud parle sans cesse d’un “envoûtement” qui se confondrait avec l’histoire de l’humanité. Tout le monde fait de la magie noire pour lui où toute forme de pensée est magie noire. Dès que l’on est dans un rapport de sensibilité du monde, nous devenons un réceptacle des pensées des autres par porosité…
Qu’est-ce que cette soirée dont vous assuriez la programmation vous a profondément apportée ?
J’ai conçu cette soirée en m’entourant de personnes qui rappellent la beauté d’une éventuelle nouvelle écriture mondiale. Je souhaite arriver à un point où l’on va vers la musique et le langage sans aller vers un genre déterminé. Jessika Kenney et Eyvind Kang produisent une musique traditionnelle d’un genre nouveau et mondial. Mais je ne parlerai pas de “world music” qui serait bien trop vulgaire ou synchrétique. Leur composition dicte les sons, cet aspect m’intéresse beaucoup. Si je réfléchis à ce que je voudrais faire en tant qu’exégète, ce sont des choses modernes avec des sous-titres traditionnels. Parler de Nerval avec comme sous-titre Maître Eckhart. De Twin Peaks ou des Beatles avec l’éclairage de grands textes indiens… Ce qui me passionne, c’est l’endroit où il n’y a plus d’opposition ou de contradiction entre l’archaïque et le moderne. Je suis dans une recherche anté-historique que l’on trouve dans la musique et dans la poésie. Je suis lié à la culture pop mais surtout à l’idée qu’il y a dedans la nostalgie de l’âge d’or ou son souvenir. On le voit chez Frank Zappa, dans sa dimension carnavalesque, on le voit dans la voix du King, ou chez les Beatles. Il y a des fans car il y a un appel lointain à autre chose que ce qui s’exprime dans notre époque. On cherche toujours un chant originel, non ?
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