Chroniques des expositions new-yorkaises de l'été

par Martha Kirszenbaum

Summer in the city par Martha Kirszenbaum

X-Initiative / Keren Cytter, Luke Fowler, Tris Vonna-Michell

X-Initiative est probablement le nouveau lieu le plus attrayant de la scène new-yorkaise actuelle. Inauguré en juin dernier, ce grand loft industriel de la 22ème rue à Chelsea a été élégamment rénové sur quatre étages, avec un toit aménagé en espace de projection. Du point de vue structurel c’est déjà une innovation puisque, paradoxalement, X-Initiative est un espace « non-profit » financé par les fonds privés de la galeriste Elisabeth Dee. La programmation est quant à elle assurée par une jeune curatrice italienne basée à New York, Cecilia Alemani. L’exposition présente trois jeunes artistes repérés dans la triennale du New Museum Younger Than Jesus : l’Anglais Tris Vonna-Michell, l’Israélienne basée à Berlin Keren Cytter et

Tris Vonna Michell installation view

Tris Vonna Michell installation view

l’Ecossais Luke Fowler, ayant en commun une certaine approche remodelée du post-minimaliste, entre document, langage et pratique individualiste. L’influente critique d’art du New York Times Roberta Smith notait récemment avec une pointe d’amertume en quoi cette exposition prouve que c’est en Europe que l’art se fait aujourd’hui, car aucun des trois artistes présentés ne vit ni travaille aux Etats-Unis. C’est d’abord l’installation de Tris Vonna-Michell qui frappe par son subtil agencement de projections de diapositives, de photographies sous verres, de vieilles platines et d’écouteurs disposés tout autour de l’espace. Tout en jouant sur une certaine nostalgie technologique, Vonna-Michell invoque surtout la question du langage, en distordant la vue de l’ouïe, l’image photographique plane de la voix remuante. Rappelant un peu le paradigme de l’indice de Carlo Ginzburg, il reconstruit une narration à partir de signes et traces ­-  photographies de famille ou clichés noir et blanc pris au Japon. Mais au-delà de l’image, c’est bien la voix qui se retrouve au centre du travail de Vonna-Michell. Dans la lignée des performances Fluxus, l’artiste enregistre des histoires qu’il chuchote tout en assonances et allitérations et avec un délicieux accent cockney, ralentissant puis accélérant la cadence, s’approchant et se reculant du micro. Reste une impression volatile de sonorité inatteignable, alors que le visuel est là, étalé à plat devant nos yeux sur les tables et les murs.

Luke Fowler, dont on découvre « Warriors », une installation de quatre films en 16 mm, danse sur la corde documentaire, en filmant par exemple dans « An Abbeyview Film » (2008) un complexe immobilier dépravée de Dumferline en Ecosse. Proche du travail photographique de Dan Graham sur la banlieue du New Jersey des années 1960, Fowler réussit à effleurer l’interstice délicat qui sépare l’esthétique documentaire et

Luke Fowler installationview

Luke Fowler installation view

cinématographique. La caméra tremble à tout va, mais l’image se révèle sophistiquée et la bande-son réalisée par le musicien écossais Richard Youngs aussi délicieuse que déprimante, laissant pourtant un petit goût trop amer pour la chaleur estivale.

Enfin Keren Cytter, dont la carrière de vidéaste est en pleine ascendance à Berlin comme à New York, bénéficie ici de la première petite rétrospective de ses vidéos et dessins récents, intitulée « The Mysterious Serious ». Mélangeant film noir, mélodrame et soap-opera, Cytter filme son milieu, ses amis, dans le décor de leurs appartements berlinois. Dans Atmosphère (2005), deux colocataires se racontent leurs rêves et expériences sexuelles. L’une lance alors, sourire aux lèvres, une question bien rôdée dans le contexte : « Is it documentary or memory ? » avant de se jeter dans un énergique pogo doom-metal. L’impressionnante et récente vidéo Four Seasons (2009) ne manque pas, elle non plus, de procédés purement

Keren Cytter four seasons 2009

Keren Cytter four seasons 2009

cinématographiques et en partie moqueurs (générique de début, nom des acteurs, crédits). On y voit un couple attablé devant un gros gâteau crémeux, et tandis que l’atmosphère s’embrume, la caméra se focalise sur des objets domestiques : platine vinyle, sapin de Noël, bougeoir. Peu à peu et l’un après l’autre, chacun des objets prend feu, et cette vision crépitante nous rappelle évidemment la séquence finale et cultissime du Sacrifice d’Andréï Tarkovski. Comme pour couronner le tout et casser l’aspect trop grandiose d’une narration presqu’évidente, la vidéo se termine sur une touche d’humour (noir) : le personnage masculin s’allumant avec désinvolture une dernière cigarette sur les débris flamboyants de sa domesticité. Entre les vidéos sont encadrés des dessins grands formats, un plan d’appartement au sol, un crâne et surtout ce formidable pentagramme domestique, reliant les chambres au sapin de Noël, sorte de figure ésotérique ironique à l’efficacité immédiate.

Team Gallery / Arcangel, Pinard, Routson

Autre exposition marquante de l’été new-yorkais : le group show présenté à Team Gallery dans Soho, regroupant trois artistes de la galerie, les américains Cory Arcangel, Jon Routson et le français Guillaume Pinard. Il s’agit à  nouveau de jeunes artistes issus de cette génération plus jeune que Jésus, avec cette fois-ci un très fort paradigme de culture visuelle pop. L’exposition s’ouvre sur l’une des animations flash de Pinard, toute en compositions géométriques et couleurs vives, représentant un univers animalier de jeu vidéo fortement sexualisé, joliment grotesque et finalement plutôt drôle. L’artiste de Baltimore Jon Routson propose ici des pièces issues de sa série Spinners qui sont des projections numériques sphériques et en rotation représentant Sarah Palin, Dick Cheney ou un ipod encore dans sa boîte. La plus réussie est celle

Cory Arcangel drei klavierstucke

Cory Arcangel drei klavierstucke

d’un téton envoûtant qui tourne sur lui-même, sorte de collage surréaliste créant une immédiate sensation hypnotique. Mais les œuvres les plus remarquables sont celles du new-yorkais Cory Arcangel, l’un des jeunes artistes les plus prometteurs de sa génération, dont le travail marque un retour à l’abstraction par le motif technologique. Arcangel présente chez Team Gallery de nouvelles pièces de sa série de photographies chromatiques Photoshop, sortes de grandes toiles sans peinture crées à partir de l’outil « dégradé » du logiciel éponyme, jusqu’à obtenir un résultat psychédélique à l’artificialité criante. Arcangel se régale de technologie dont il semble maîtriser parfaitement les limites et l’obsolescence. La pièce phare de l’exposition est sa jouissive vidéo Drei Klavierstücke présentée dans le sous-sol de la galerie, généreusement dotée du canapé de cuir le plus confortable de tout Downtown. Il s’agit d’un montage de vidéos YouTube de chats jouant du piano, édité de manière à plagier une des œuvres pionnières de la musique atonale, les Trois Pièces pour Piano d’Arnold Schönberg. Si l’on regrette parfois dans le travail d’Arcangel une volonté obsessionnelle de figurer l’intrusion de l’ordinateur dans la vie quotidienne autant que dans la culture populaire, il faut rappeler qu’il est l’un des rares jeunes artistes à osciller consciemment, avec finesse et humour, entre technologie et nostalgie, invention et souvenir, tout en recréant numériquement des monuments visuels avant-gardistes, exprimant l’idée du nouveau comme pour justement mieux l’ancrer dans le passé.

Kenneth Anger et une pièce choisie de Jonathan Horowitz à PS1

PS1, désormais annexe contemporaine officielle du MoMA dans le Queens, s’est surpassé ce trimestre grâce à deux rétrospectives majeures, celles de Jonathan Horowitz et de Kenneth Anger.

Horowitz the body song

Horowitz the body song

Jonathan Horowitz qui travaille en vidéo, photographie, sculpture et installation sonore sur de sujets contemporains liés à la culture médiatique, l’image de la célébrité ou le consumérisme, s’est vu offrir son premier solo show – excellent – dans un musée new-yorkais, sous la forme d’une dédale de VHS, d’icônes sur papier brillant et de piles de journaux. Mais s’il fallait retenir une pièce, ce serait sans hésiter celle qui sied le mieux à l’été 2009, où l’Amérique pleura la mort de son King of Pop. Dans la vidéo The Body Song (1997), Horowitz monte à l’envers le clip messianique Earth Song, qui dans sa version originale, est déjà bien plus qu’une quasi-satisfaction : lamentation bien-pensante sur l’état de la planète, éléphants en détresse et tiers-mondisme exacerbé, avant que Michael ne transforme nos débris en jardin d’Eden. Chez Horowitz donc, la trame narrative est inversée : l’Eden se décompose, les animaux pourrissent, les humains empirent et les gestes aspirés de Jackson le font apparaître comme une bête parmi les autres, destructrice et invoquant Satan, du pur bonheur !

Dans un mysticisme tout autre, la rétrospective des principaux films de Kenneth Anger, organisée parallèlement par la KunstWerke de Berlin, s’impose comme l’une des grandes réussites estivales. D’abord l’installation, parfaitement gothique et glamour, avec murs tapissés de vinyle rouge, pénombre et moiteur. Ensuite le plaisir de voir et de revoir certains des principaux films du gourou du cinéma underground,

Kenneth Anger installation view

Kenneth Anger installation view

comme Lucifer Rising, sorte de fable chamanique et solaire où la place fondamentale de la magie ésotérique – donc inaccessible – rappelle l’influence souvent sous-estimée dans le travail d’Anger de l’écrivain occultiste anglais Aleister Crowley et de sa loi thélémique. L’autre classique d’Anger, Scorpio Rising, est projeté sur une grande bâche au centre de l’espace d’exposition, le titre dessiné en clous sur un blouson de biker. Véritable collage fétichiste de mythes cuir et chrome à l’esthétique over-masculinisante, Scorpio Rising est une joyeuse juxtaposition sexuelle de braguettes, de motos, de photos de James Dean – autant d’éléments sombres et érotiques célébrant le Scorpion, signe lunatique du chaos. Ce sont finalement deux films courts et moins célèbres qui retiennent pourtant l’attention. D’abord Kustom Kar Kommandos, sorte de pendant à Scorpio Rising, où Anger opère une véritable sexualisation automobile, filmant un jeune homme astiquant d’une fourrure blanche la carrosserie rose de son engin, faisant s’entremêler fesses masculines et gentes argentées sur fond de Dream Lover, joli hit de pop anglaise des années 1960. Et surtout Puce Moment, peut-être l’unes des plus belles réalisations de Kenneth Anger, véritable éloge hollywoodien de l’ennui et de la volupté. Puce Moment s’ouvre sur un ballet oriental de tissus et de robes chatoyantes, ceux d’une diva mélancolique que l’on observe se parfumer langoureusement, s’allonger lascivement sur la terrasse de sa villa hollywoodienne et, scène fatalement épique, partir promener ses trois lévriers la tête haute, dans un plan en contre-plongée (les collines hollywoodiennes aidant) absolument parfait. Il y a quelque chose de proprement sublime dans cet or du soir qui tombe, métaphoriquement ou non, sur Los Angeles, dans ce jeu sur les mouvements, les tissus et les couleurs, et dans le narcissisme éclatant du seul film féminin de Kenneth Anger.


Roberta SMITH, Unspooling Time Loops, New York Times, 7 août 2009.

Carlo GINZBURG, « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, n ° 6, novembre 1980, pp. 3-44

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