Anne Neukamp chez Valentin
Genre, une peinture !
Quelques considérations sur la peinture et le féminisme autour du travail d’Anne Neukamp
par Dorothée Dupuis
Les mouvements égalitaristes des années soixante-dix ainsi que plus tard les penseurs des cultural studies empruntent largement à la pensée de Marx et dialectisent souvent leur propos selon une logique de « lutte de classes ». Les féministes ne font pas exception, ainsi que les artistes et intellectuelles féministes de l’époque. La dominance du système « scriptovisuel » sur la production féminine de cette époque est souvent revendiquée comme une position avérée contre la symbolique patriarcale des mediums traditionnels comme la peinture ou la sculpture, affiliés aux avant-garde historiques, puis au mouvement moderniste, aux scènes dominées par des créateurs masculins (non que cela ait été différent pendant les époques précédentes, à quelques rares exceptions). Les artistes femmes désireuses de poursuivre de facto et en connaissance de cause le projet moderniste, et en particulier celui de la peinture, sont alors susceptibles d’être considérées comme des traîtres. Heureusement, le fantasme essentialiste s’éloigne peu à peu, et les pratiques plastiques féminines, qui commencent à naturellement dépasser ces clivages, se font par la même les ambassadrices d’un féminisme « singulier ».
La peinture de Anne Neukamp est absolument fidèle à l’injonction moderniste de recherche sur les potentialités expressives du medium lui-même, de façon exclusivement spatiale et picturale. Les notions de cadre, d’accrochage, de white cube, de spectateur, de couleurs, de composition, du travail de l’huile, de transparences, les coups de brosse, les aspects « bien peints » ou au contraire « jetés », tout rappelle la conscience d’un héritage diffus et foisonnant, où à aucun moment l’universalité du langage esthétique ne semblait pouvoir être remise en question. Cette connaissance de son medium asseoit le travail de l’artiste et pose les bases d’une confiance, d’une autonomie vis-à-vis du spectateur, cependant assez désarmé car comme pris en otage par tant de gages de sincérité et de sérieux. Les petites finesses qui font un tableau se déroulent ensuite dans des ordres aléatoires, mais vers un but précis : l’expression affirmée d’un univers, d’une subjectivité de peintre (un sacré projet de peinture : tous les peintres n’osent pas s’y colleter !). L’utilisation en tâche de fond du paysage permet à l’artiste de se référer à toute une symbolique esthétique et morale très forte (l’impressionnisme, le naturalisme, le romantisme), des mouvements pionniers dans l’affirmation de la subjectivité et du moi de l’artiste. À cette souveraineté du sujet à laquelle il est fait allusion (choisir de peindre des usines plutôt que le jardin des bourgeois), Anne choisit de rajouter littéralement une couche par l’utilisation de motifs géométriques à tendance circulaire, qui rappellent bien sûr le vocabulaire de l’abstraction, du futurisme à l’op’art. En bonne artiste post-moderne, le cercle, symbole du cosmos, s’impose sur la ligne (Vasarely contre Mondrian, Gallilée contre les inquisiteurs) dans l’illustration spontanée et fataliste de la complexité du réel ressenti (on pense aux peintures d’Orozco et à leurs rouages rutilants), et de l’arbitraire des hiérarchies de goûts (Kippenberger, Baselitz, Koons, Gasiorowski).
Une des grandes victoires du post-moderniste a été d’affirmer la richesse et la nécessité d’une multiplicité de points de vue, d’hybridation des pensées, des genres, des esthétiques. Une de ses grandes défaites a été de n’avoir pas pu établir politiquement cette pensée, c’est-à-dire la réaliser dans la vie de la polis. C’est à la critique d’affirmer qu’à un instant précis des artistes réalisent dans leurs œuvres les utopies de leur époque, parfois discrètement chatoyantes comme dans le travail de Neukamp. Neukamp se lave les mains de la société patriarcale. Elle se paye le luxe de produire son propre langage symbolique, de traduire son héritage, d’inventer sa place de peintre et de femme dans la société, et ce, de façon ultimement personnelle (quitte à lui reprocher sa douceur intrinsèque, si l’on tient à continuer à raisonner selon la bonne vieille dichotomie patriarchale… ou non). Elle arrive à faire cohabiter dans sa toile, genre ET art le plus « orthodoxe » selon nos critères occidentaux (sans renier sa civilisation). Le fait qu’elle refuse d’endosser une logique plus large de groupe n’en fait pas une traître, mais plutôt une des figures de ce fameux « féminisme singulier ».
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