À propos de MAD, entretien avec Sylvie Boulanger

par Patrice Joly

La première édition du salon MAD vient de s’achever après 3 jours de grande intensité : 70 éditeurs venus de France, de Belgique, d’Angleterre, d’Autriche, du Danemark, d’Allemagne, des États-Unis, de Nouvelle Zélande, etc., ont présenté du 22 au 24 mai dernier les productions de plusieurs centaines d’artistes. Dans les locaux de la Maison Rouge aimablement prêtés pas le maître des lieux, il y eut foule — plus de 6000 visiteurs — pour découvrir la profusion, la diversité et la nécessité des éditions de multiples, par ailleurs accompagnés d’une programmation de performances des plus réjouissantes. La grande prêtresse de cette manifestation, Sylvie Boulanger, directrice du Centre National Édition Art Image (CNEAI) s’est associée à l’éditeur et lithographe américain et parisien Michael Woolworth pour lancer ce nouveau rendez-vous annuel, et semble ravie de cette première expérience.

Patrice Joly : Pourquoi MAD ?

Sylvie Boulanger : Avec Michael nous cherchions un nom qui dise un esprit plutôt qu’un corpus. C’est lui qui a trouvé M.A.D pour Multiple Art Days. Mais au-delà du nom, il s’agit avec les journées MAD de parler de deux ou trois trucs invisibles qui nous réjouissent en ce moment dans le champ artistique. En premier lieu, le fait que plus de 80% de la production artistique n’est pas représentée dans les musées ou sur le marché mondial. Ensuite, que les pratiques éditoriales, parce qu’elles s’ancrent dans l’actualité technologique et sociétale, représentent la part la plus intime et sans doute la moins commerciale des œuvres d’art. Enfin, le fait que ces formes ne répondent pas aux injonctions actuelles de l’économie de l’objet de luxe que caractérise trop souvent le seul marché visible de l’art. Elles ne sont ni ostentatoires ni ultra chères puisque la valeur ajoutée est dispersée. Elles ne sont pas uniques, sont parfois réalisées à plusieurs mains et souvent sans signatures puisque les noms et titres figurent sur l’objet lui-même, comme sur les plateaux de Pierre Leguillon ou de Christophe Jacquet, ainsi que sur la plupart des livres, vidéos, posters ou disques d’artistes. Bref, ces œuvres remettent en cause les standards académiques admis dans l’art où l’objet doit être unique et signé pour être reconnu comme art. S’il suffisait de signer une toile recouverte de pigment pour en faire une œuvre ça se saurait : l’inverse est aussi vrai.

MAD est aussi la version augmentée du Salon Light que le CNEAI[1] a organisé pendant douze ans au Point Ephémère, au Palais de Tokyo et pendant Nuit Blanche. Mais, tandis qu’en 2004 il n’existait encore aucune rencontre d’éditeurs autour de la publication d’artistes, il y en a maintenant plusieurs dans chaque pays et nous nous connaissons bien entre nous. J’ai alors craint que cela ne recrée une catégorie et referme la champ de diffusion sur un public acquis : les éditeurs eux-mêmes, certains étudiants et quelques acheteurs spécialisés. Comme Michael, lui, avait lancé l’année dernière ABC Days (du 8 au 10 nov. 2013 à l’Espace Topographie de l’Art, dans le Marais), sur la question du multiple, nous avons créé avec MAD une version hors-champ et hors catégories de l’art média qui rassemble toutes les formes pensées par les artistes pour être dispersées et diffusées.

Edition du détail / Nicolas Giraud, MAD 2015.

Edition du détail / Nicolas Giraud, MAD 2015.

Vous dites que le salon est centré sur la figure de l’éditeur mais alors d’un éditeur bien particulier : celui de multiples. Est-ce que vous pouvez nous décrire cet animal bizarre aux contours un peu flous ?

Si c’est flou, alors c’est réussi, car ils restent libres. Il faut se souvenir qu’avant l’invention des musées, il n’y avait pas de distinction entre l’art et l’artisanat et que nous devons cette distinction radicale au xixe siècle et à la création du marché de l’art. Avant, cette distinction ne donnait lieu ni à des jugements de valeur ni à des exclusions : il faut à nouveau faire circuler le geste artistique.

La figure de l’éditeur est une figure du monde de l’art qui me paraît des plus intéressantes depuis dix ans. Dans la situation du tout numérique et dans un contexte artistique en crise, il s’agit finalement d’une nouvelle génération de « curateurs » qui s’est en effet constituée sur le modèle de l’éditeur. Avec les artistes, ils ajustent leurs stratégies artistiques à l’actualité des systèmes de distribution : technicité, fluidité des échanges, liberté des sources, pratiques artistiques nomades… Plutôt qu’une addition de modèles existants dont les uns (les œuvres) seraient mis en critique par les autres (expositions, textes, marché…), l’édition permet souvent une hybridation de l’objet, entre l’art et sa diffusion : un vinyle ou un livre, c’est à la fois l’œuvre et l’exposition de l’œuvre. Peut-on parler d’un art « dérivé », qui s’expose directement, sans adresse, au lieu d’être packagé et adressé par le white cube ?

Les éditeurs, qu’ils soient d’estampes ou de livres d’artistes, révèlent un second aspect contextuel : la mutation de l’acte artistique vers un acte collaboratif et augmenté. Dans un projet d’édition, les rôles d’éditeur, d’artiste, de curateur et de théoricien sont en effet parfois joués à tour de rôle. Pendant MAD, nous nous faisions en outre la réflexion avec Mathieu Mercier que les trois quarts des œuvres présentées n’existeraient pas sans Internet et les recherches que génère cette technologie : une réalité pour la dispersion du droit d’auteur. Mais pas d’inquiétude, les valeurs artistiques ne disparaissent pas, elles se déplacent.

Stand What You See Is What You Hear, MAD 2015.

Stand What You See Is What You Hear, MAD 2015.

Du point de vue des éditeurs — économiquement parlant — le salon a-t-il bien fonctionné ?

Nous avons reçu de la part des éditeurs mais aussi des collectionneurs un grand nombre de mails de remerciements après MAD[2] et nombreux sont ceux qui ont énormément vendu, plus que dans d’autres occasions. Je pense par exemple à Motto (Berlin), Keymouse (Bruxelles), JAP (Bruxelles), Dilecta (Paris), More Publisher (Bruxelles), Incertain Sens (Rennes), etc. MAD a été bénéfique autant aux éditeurs de livres qu’à ceux qui produisent des tirages limités. Il semble que ce soit les accrochages les plus classiques qui aient déclenché le moins de curiosité chez les collectionneurs. Ces derniers étaient présents en nombre puisque des petits déjeuners étaient organisés tous les matins avec les sociétés d’amis et de collectionneurs.

Mais il existe malheureusement un lien direct entre la forme de l’œuvre et sa valeur, ce qui revient à créer une rupture entre les mouvements innovants de création et les constructions économiques du marché de l’art qui résiste à la « culture » telle qu’elle était décrite par Ulises Carrión en 1979 lors de la première Conférence Internationale des Artistes: « […] une pratique plus complexe, plus rigoureuse et plus riche a supplanté la pratique artistique : la culture. Nous vivons un moment historique privilégié où la conservation d’archives peut constituer une œuvre d’art en soi. » Il concluait par ce mot d’ordre : « L’art pour l’art est vide de sens ; l’art ne vaut que s’il s’intègre à une stratégie culturelle ». Difficile à déclarer sans prêter le flanc à la critique mais, si l’on y réfléchit, l’expérience artistique ne doit rien à la forme de l’œuvre. Les éditeurs vendent le billet à la place du train, c’est moins cher mais souvent plus excitant.

Ceci pour expliquer que l’activité d’éditeur n’est pas rentable, loin de là, comme peut l’être le marché de l’art dans son ensemble, c’est pourquoi, en plus des éditeurs, les galeries qui s’engagent à produire des éditions avec leurs artistes comme GB Agency, Lœvenbruck, Florence Loewy, entre autres, sont aussi à saluer.

Et du point de vue du public ?

Nous avons voulu, avec MAD, faire connaître ces œuvres à tous les « honnêtes hommes » décrits par Montaigne[3] : ceux pour qui il est courant de se plaire « plus des choses estrangeres que des nostres, et d’aymer le remuement et le changement » — en fait, les amateurs de culture, qu’il s’agisse d’images, de textes, de sons ou de sciences. Et il semble qu’ils soient nombreux car la fréquentation a été double de celle que nous avions espérée avec Paula Eisemberg — la directrice de la Maison Rouge — et Antoine de Galbert. En outre, le public était magnifique, très concentré, prolixe, revenant plusieurs jours de suite. Beaucoup d’acquisitions, de contacts et de conversations ont eu lieu. MAD a pu rassembler aussi bien les artistes que les collectionneurs confirmés, les conservateurs, les universitaires, les amateurs de littérature ou de musique, en plus du public d’étudiants et d’amateurs.

MAD 2015, vue gérénale.

MAD 2015, vue gérénale.

Enfin, à un niveau plus personnel, quels ont été vos coups de cœur ?

La définition de l’activité artistique, nous rappelle Marcel Broodthaers4, se trouve, avant tout, dans le champ de la distribution. MAD propose une lecture de l’acte de diffusion comme acte critique et c’est à ce titre que j’ai moi même acheté un grand nombre d’éditions dont notamment : (Hang it all), la reconstitution du célèbre porte-manteau de Charles et Ray Eames en dessin sur papier percé d’épingles à tête colorées par Aurélien Mole (autoédité), le jeu d’échec aimanté de Claude Closky (autoédité) ; Skyline is the by-linezz, leporello de Karl Holmqvist ; les posters de 4 Taxis, de Pierre Di Sciullio et de Henrik Hegray ; le livre Signal composé d’images lenticulaires de Christian Boltanski aux éditions Dilecta ; les Notes Books de Wilfredo Prieto ; une Cuillère volée de David Horvitz signée et adressée sur carte postale avec le livre Stolen Spoon ; a short film de Öyvind Fahlström — tous trois édités par Jacob Fabricius de Porksaladpress (Copenhague) ; la Lange List par Gisella Lange aux éditions Spector Books de Leipzig ; Partition de Sébastien Roux, sous la forme d’un vinyle et d’une suite poétique sur papier numérotée et signée, édité par What You See Is What You Hear ; Le bruit de la conversation, édité par AH AH AH édition avec les voix mixées d’Angelin Preljocaj, de Christian Vander, de Jean-Jacques Lebel, de Michel Ragon… et une face B de Pierre Henry ; le dernier 45T de Jean-Luc Verna dont le vinyle est dessiné, I apologize, que j’ai accroché au mur au-dessus de ma platine. Citons pour finir, comme j’ai commencé par Broodthaers mais aussi parce que la liste exhaustive serait fastidieuse : un t-shirt d’Optical Sound qui me permet de porter à mon profit ou à mes dépens cette affirmation de février 1970 : «  Le but de l’art est commercial, mon but est également commercial, le but (la fin) de la critique est tout aussi commercial » en rouge sur fond gris.

Paula Eisemberg et Robert Storr sur la surface de rencontre temporaire de Stéphane Magnin (MAD #1, Stand Cneai=).

Paula Eisemberg et Robert Storr sur la surface de rencontre temporaire de Stéphane Magnin (MAD #1, Stand Cneai=).

1 http://www.cneai.cpm/salon_light/. Le Centre National Edition Art Image est un centre d’art dédié aux pratiques éditoriales dans l’art, situé aux abords de Paris à Chatou. Il possède deux collections (Multiple et FMRA), la Maison Flottante (résidence d’artiste réalisée par Erwan et Ronan Bouroullec), et le musée sans bâtiment de Yona Friedman. http://www.cneai.com/salon_light/.

2 « …Il y a longtemps que je ne m’étais pas autant amusé en participant à un événement de ce genre. »  (Littérature d’exposition)

« …la qualité et très bonne diversité des éditeurs, présence très concentrée des visiteurs et bons résultats en termes de vente….. (ce qui pour les éditeurs n’est jamais gagné d’avance) » Keymouse

« La richesse et la diversité des propositions, le parcours labyrinthique favorisant des itinéraires buissonniers jamais totalement identiques sont/étaient un vrai plaisir. » (collectionneur)

3 Montaigne, Essais, livre III, chapitre 9, « De la vanité ».

4 « La définition de l’activité artistique, écrivait Marcel Broodthaers avec une certaine prescience, se trouve, avant tout, dans le champ de la distribution. » Il instaurait d’emblée par ce manifeste la diffusion comme acte critique.

 

 



 

 

 


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