r e v i e w s

Thomas Demand

par Patrice Joly

House of card

M Museum, Leuven, 09.10.2020-18.04.2021

Le musée M de Leuven présentait une exposition personnelle de Thomas Demand, l’artiste berlinois, principalement connu pour sa capacité à reproduire le réel, à en faire des maquettes en papier et carton qui, une fois photographiées, accèdent à leur statut définitif d’œuvre. Le mimétisme et sa redéfinition sont au centre d’un travail qui vient constamment interroger le réel en le fictionnalisant. À Leuven, l’artiste s’est attaqué à des affaires qui ont défrayé la chronique en leur temps, notamment l’histoire de « l’effraction » de l’ambassade du Niger, qui a joué un rôle décisif dans le déclenchement de la guerre en Irak. Le soi-disant vol de documents avait servi à prouver la volonté de l’Irak de s’approvisionner en minerai d’uranium – documents qui n’ont bien évidemment jamais été retrouvés. Et la responsabilité de Saddam Hussein d’être établie sur cette absence… Avec Embassy, Demand fait œuvre d’enquêteur, de même qu’il surjoue la falsification du réel en lui appliquant sa propre méthodologie. Véritable architecture dans l’architecture, cette œuvre labyrinthique ouvre une exposition au nom évocateur, « House of card », et se prolonge par une succession de propositions qui font la part belle aux collaborations – confirmant au passage son intérêt pour une discipline : l’architecture, dont il ne se contente pas seulement de s’inspirer, mais se révèle être un praticien talentueux.

Vue de l’exposition de / Exhibition view of Thomas Demand, « House of card », M Museum, Louvain / Leuven.

Pour rebondir sur le titre du célèbre ouvrage de Jean Baudrillard, la guerre du Golfe (la 2e) n’aurait vraiment pas dû avoir lieu… si, entre autres mystifications, la fable de la disparition des documents compromettants pour le dirigeant Irakien et leur mise en scène n’avait pas été adoptée d’emblée puis abondamment relayée par les services secrets américains. Sans revenir sur la capacité des gouvernements « démocratiques » à créer de fausses pièces à conviction dans le but de justifier leurs interventions guerrières, il est intéressant de se poser la question de la compétence du faussaire ou encore celle de l’agilité des faiseurs de simulacres – questions qui relient la pensée du philosophe au travail de l’artiste. Car, dans la pratique de l’artiste allemand se retrouvent mises en cause l’existence de la réalité, son caractère tangible et ses conditions d’acceptabilité. Avec cette œuvre enveloppante, qui constitue un redoublement de l’espace muséal, on se demande où l’artiste veut nous mener et s’il n’entrerait pas une part de duplicité dans sa démarche. Il pourrait alors s’agir d’un hommage à ces faussaires qui ont créé de toutes pièces une réalité capable de faire basculer le réel vers la tragédie : déclencher une guerre, décimer des populations entières – en même temps qu’est interrogé le pouvoir de l’artiste, seulement capable, lui, de simuler le réel en le dupliquant. On retient toutefois l’option la plus crédible, celle de la condamnation de gouvernants toujours enclins à vouloir manipuler les populations et à forcer leur adhésion à un tropisme revanchard.

Dans cette acception plus politiquement correcte, Embassy repose la question de l’intoxication généralisée de l’information à laquelle nos sociétés modernes, biberonnées aux fake news, sont de plus en plus soumises. Mais ce n’est peut-être pas le plus intéressant puisque le real world est capable, lui aussi, de réagir par une défiance généralisée envers l’information « officielle » – comme viennent encore de le démontrer les péripéties des élections présidentielles américaines et la tentative du président sortant de faire accroire au trucage des décomptes des voix. Même les juges nommés par ce dernier ont fini par se désolidariser de la « version officielle » … Entre la machine de fiction mise en place au moment de la seconde guerre du Golfe, la canalisation de l’électorat américain par la compagnie Britannica Analytica lors de l’élection de Donald Trump et la dissimulation par les GAFAM1 de leur exploitation des données personnelles, il est vrai qu’il y a de quoi perdre son latin. Dans Mots de passe, Jean Baudrillard se pose la question de l’avènement du virtuel comme horizon du réel dans ce qui apparaît comme un renversement du sens des mots – puisque le virtuel est censé contenir un réel à venir2. Le philosophe conclut à un dépassement nécessaire du réel qui, pour lui, de toutes manières n’existe pas. Reconstituer le réel comme le fait l’artiste allemand, reconstruire des situations comme si elles étaient le décor en carton de nos drames ne constituerait-il pas alors un nouveau renversement, une réédition caricaturale et inoffensive de la tragédie historique qui – on le sait depuis Marx – se répète toujours sous la forme d’une farce ?

Thomas Demand, Kvadrat Pavilions, 2020.
Vue de la maquette dans l’exposition / View of the mock-up in the exhibition « House of card », M Museum, Louvain / Leuven.

Dans une conversation entre le philosophe Hal Foster, l’architecte David Chipperfield et l’artiste Thomas Demand publiée dans le catalogue d’exposition, la question de l’intérêt des artistes pour l’architecture est au cœur de la discussion. Chipperfield rappelle qu’au début de sa carrière, il y a vingt ans, les architectes s’inspiraient d’artistes comme Donald Judd ou Hiroshi Sugimoto alors qu’aujourd’hui le regard se serait inversé pour faire de l’architecture un sujet d’intérêt majeur pour les artistes3. Pour Thomas Demand, ce renversement s’expliquerait par un retour des préoccupations sociales au sein de l’architecture, après des années d’esthétisation à outrance et de mise en avant de la surface sur l’habiter. Ce « tournant social », dont se réclament nombre de tenants d’une nouvelle architecture, semble paradoxalement être une source d’agacement pour l’artiste allemand, critique de cet impératif de bien-pensance qui, de fait, revient à faire d’une exposition l’illustration d’une thématique : « Vous devez être du bon côté et c’est à votre travail de le prouver4 », argue-t-il. Dans la querelle perpétuelle opposant les partisans d’un art éthique à ceux d’un art formel ou auto-référentiel, il semble à première vue que Demand ait choisi le camp de la forme5. À première vue seulement, parce que les travaux montrés à Leuven sont indéniablement lestés d’une posture revendicative très prononcée : dans la lignée d’Embassy, qui peut se lire comme une œuvre à charge contre le « système », Nagelhaus et Black Label représentent toutes deux des propositions à dimension sociale où l’opposition aux sirènes d’un urbanisme ravageur prend la forme de la défense de réalisations modestes. L’espace sous le viaduc Escher-Wyss-Platz, en bordure des beaux quartiers de Zürich, a fait l’objet d’un concours pour son aménagement remporté par Demand, associé à Caruso St John, au grand dam des opposants au projet. Ce dernier consistait en une architecture privilégiant la convivialité et la rencontre en même temps qu’il résonnait avec une actualité venue de l’autre côté de la planète : celle d’un couple de Chinois s’arc-boutant contre le rouleau compresseur du développement urbain, refusant obstinément de vendre leur restaurant, modeste bâtisse en plein centre d’une zone de fortes pressions immobilières.

Thomas Demand, Nagelhaus, 2010
Vue d’installation dans l’exposition / Installation view in the exhibition « House of card »,
M Museum, Louvain / Leuven.
Affiche originale de la campagne de l’UDC (Union Démocratique du Centre Suisse) /
Original UDC Party campaign poster, 2012. Courtesy SVP Stadt Zürich.

De fait, Nagelhaus devenait le symbole d’une résistance mondialisée à la gentrification, allant à l’encontre de gestes architecturaux attendus, spectaculaires et photogéniques. Bien qu’ils aient gagné le concours et que leur projet ait été présenté à la Biennale de Venise, Demand et son associé ont dû affronter une campagne de dénigrement d’une extrême violence, qui a eu raison de son implantation sur le square en question : un espace sensible, à la frontière de l’extension du cœur de la capitale économique de la Confédération helvétique. L’implantation de tels projets avant-gardistes, de même que celle d’ateliers d’artistes, ont souvent comme effet – bien malgré leurs promoteurs – de servir de poste avancé à cette même gentrification. Nagelhaus n’existera jamais qu’à l’état de maquette, comme elle existe au musée de Leuven, et ne peut que nous interroger sur la capacité des artistes, architectes et autres poètes, à résister au raz-de-marée de l’embourgeoisement des capitales. Faisant face à la reconstitution du projet à l’échelle 1, qui donne une idée de ce qu’aurait pu être le Nagelhaus s’il avait été achevé, l’artiste a exposé l’affiche que les opposants avaient éditée, faisant montre d’une indéniable capacité de résilience.

Black Label participe du même mouvement – quelque peu romantique – d’opposition à la tabula rasa en passe de devenir la norme en matière de développement urbain. « Verrue » pour les uns, qui n’y voient qu’un anachronisme freinant une nécessaire modernisation de la cité ; réservoir de convivialité et témoin d’une époque révolue pour les autres, le minuscule bâtiment du café Black Label a été miraculeusement épargné par les planificateurs tokyoïtes. Il trône désormais au milieu d’un entrelacements de voies de circulation, de rails de tramway et autres pistes cyclables. L’artiste allemand, dans le cadre d’une invitation par le CCA de Kytakyushu avait déjà manifesté son intérêt pour ce bar en exposant la photographie d’une maquette réalisée par ses soins de ce même Black Label. Rirkrit Tiravanija, en réponse à l’œuvre de Demand, avait reconstruit dans ce même CCA le bar et tous les éléments participant de son ambiance, y compris le karaoké (Untitled 2013 ( thomas demands here), 2013). L’artiste Thaïlandais a réitéré pour le M Museum l’installation qu’il avait déployée quelques années plus tôt dans le centre d’art tokyoïte, avec toute sa fonctionnalité. C’était sans compter sur la crise sanitaire, qui est venue modifier le projet de l’artiste thaïlandais, qu’il aurait animé tout au long de la durée de l’exposition. Le projet, profondément altéré par cet empêchement, n’en demeure pas moins un hommage à la « poétique des verrues ».

Rirkrit Tiravanija, Untitled 2013 (thomas demands here)
Vue d’installation dans l’exposition / Installation view in the exhibition « House of card »,
M Museum, Louvain / Leuven.

Une grande partie de l’exposition est consacrée à la série des Model studies que Demand poursuit depuis des années et dans laquelle, contrairement à sa pratique habituelle de photographier ses propres modèles, l’artiste se penche sur le travail de ses contemporains – stylistes, sculpteurs ou architectes. Une première invitation est faite à l’artiste écossais Martin Boyce qui, lui aussi, s’intéresse fortement à l’architecture et à l’urbanisme. Ses sculptures et ses installations jouent ainsi avec les codes et l’esthétique du mobilier urbain et du design mainstream, auxquels il vient confronter les critères et les valeurs d’un modernisme a priori dépassé. Au M Muséum, son arbre en métal stylisé peut être considéré comme une interrogation sur le mimétisme et les tenants et les aboutissants de la représentation (Do Words Have Voices, 2011), cette œuvre résonnant profondément avec les questionnements soulevés par l’art de Demand.

Thomas Demand, Model Studies I,2011 & Martin Boyce, Do Words Have Voices, 2011
Vue des installations dans l’exposition / Installation views in the exhibition « House of card », M Museum, Louvain / Leuven.

L’importance de l’espace dédié au travail d’Azzédine Alaïa et à son atelier, trouve certainement son explication dans la place centrale qu’occupe le modèle dans la pratique de Demand – modèle auquel on peut faire correspondre la « maquette » dans le domaine de l’architecture et le « patron » dans le monde du stylisme. Si c’est au travail d’Alaïa, à l’exclusion de tout autre styliste, qu’il est fait hommage c’est parce que la pratique du Franco-tunisien – réputé indifférent à la saisonnalité de la mode – résonne avec les questionnements d’un Demand pour qui la question de l’achèvement est fondamentale. La pratique de Demand n’a d’ailleurs de cesse d’osciller entre ces deux pôles de l’achèvement et de l’inachèvement, nous renvoyant à la question de la temporalité de l’œuvre : quand l’artiste fait-il œuvre ? Quand l’architecte fait-il œuvre ? Lorsqu’il répond à la question de savoir quel est le moment essentiel dans la création, David Chipperfield déclare « performer » non pas quand il livre un projet ou qu’il inaugure un bâtiment, mais bien quand il exécute les premiers croquis, futurs dessins préparatifs, puis dessins contractuels qui, peu à peu, dessineront la forme finale du projet : c’est dans ce process, dans ces passages de relais, ces allers-retours avec ses collaborateurs qu’existe la « performance » de l’architecte6. Par ailleurs, l’analogie avec le travail du styliste prend toute sa cohérence avec l’exemple d’un Alaïa, pour qui le travail à l’atelier constitue la matrice de la création, au beau milieu des patrons et des centaines de motifs réutilisables, sans cesse repris, réarrangés, améliorés, rognés, redessinés à l’infini, constituant une base de données ouverte, un archivage dynamique de motifs qui demeureront exploitables par ses « héritiers ». Un geste désintéressé qui nous renvoie à l’idée de communauté à laquelle Demand semble extrêmement sensible.

Thomas Demand, Kinglet, Model Studies IV, 2020
Impression pigmentaire encadrée / Framed pigment print, 135 × 172 cm.
Copyright of the artist, VG Bild-Kunst, Bonn.

Il n’existe pas de création sans communauté, pas d’art sans partage du travail de l’art. S’agissant de Demand, cela ne semble pas un vain mot : l’exposition du M Museum témoigne de cet attachement de l’artiste pour le partage des idées, des réalisations et, on peut l’imaginer, des désirs : il est en effet rare de voir un artiste convoquer autant de collaborations et d’invitations. Toutes les salles du musée constituent ainsi soit des collaborations avec des architectes (Arnolf Brandlhuber, Caruso St John, John Lautner), soit des invitations faites à des amis artistes (Martin Boyce, Rirkrit Tiravanija), soit des hommages (Azzédine Alaïa), comme si l’artiste souhaitait se délester définitivement de la position de l’auteur unique et revendiquer pleinement l’idée d’une communauté créatrice7.


  1. Voir l’ouvrage de Soshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de Surveillance, éditions Zulma, 2020
  2. Jean Baudrillard, Mot de passe, page XXX, édition Galilée, mai 1991.
  3. Conversation entre David Chipperfield, Hal Foster et Thomas Demand, catalogue de l’exposition « House of Card », page 158. éditions Mack et M Museum, 2020.
  4. « I think art is in danger of becoming a little bit of an illustration of a theme. You have to be on the right side and your artwork has to prove that it is on the right side », op. cit., page 172.
  5. « I think that’s partly why architecture is becoming interesting. Because it seems to be a field where form is taken seriously. It might also be a little of an escape route, I admit. », op. cit., page 174
  6. Op. cit., page 180.
  7. Hal Foster : « This is also true in art now—many artists are interested in the process as the work. And in the ways that process allows not only for more collaboration but also for more community. It’s almost as if the work becomes the experience, of the record, of the process. », op. cit., page 180.

Pour toutes les vues d’exposition / For all exhibition views
Photos : Dirk Pauwels. Copyright of the artist, VG Bild-Kunst, Bonn.

Image en une : Thomas Demand, Embassy, 2007. Vue d’installation dans l’exposition / Installation view in the exhibition « House of card », M Museum, Louvain / Leuven.