r e v i e w s

Présence Panchounette et la collection Yoon Ja & Paul Devautour

par Julie Portier

« Résumons : en 70, nous pastichions ce qui allait se faire en 80. »1

Certains se demandèrent qui étaient « les jeunes artistes » qui dévoilaient à l’automne dernier chez Semiose une série de petits monochromes blancs estampillés « Skip », « Mir » ou « Génie » (Monochrome lessive, 1988), ou encore une peinture florale assortie d’un diffuseur de parfum pour toilettes, sous le titre L’odeur est une forme qui ne se voit pas (1986). Au même moment, à la galerie Sultana, on se réjouissait de la malice d’un certain J. Duplo, qui répétait dans une série de tableaux composés de briques de Lego (Vanités, tableaux, 1995) le motif à succès de la tête de mort, trouvant son inspiration dans le graphisme des jeux vidéos sur les premières consoles Sega (quand arrive la sentence « Game over »), plutôt que chez David Bailly. Coïncidence ? Dans deux jeunes galeries du Marais, les œuvres de Présence Panchounette et de la Collection Yoon Ja & Paul Devautour refaisaient surface, plus ou moins vingt ans après la fin annoncée des activités de ces collectifs d’artistes. Si Présence Panchounette criait ses adieux au monde de l’art en 1990 avec l’exposition « The Last » à la Galerie de Paris, en 1995, la Collection Devautour programmait discrètement sa fin avec le cycle d’expositions personnelles de ses artistes à la galerie Roger Pailhas, l’année où sa critique attitrée, Maria Wutz, prévoyait dans la revue Omnibus la fin des expositions dans l’espace dématérialisé des réseaux.2 Le moment serait-il opportun pour remontrer ces œuvres sous un autre angle, émancipées du système dont elles procèdent et dont elles ont pu être considérées à tort comme de simples artefacts ? Semiose a pris le parti d’un « display » muséal, en contradiction délibérée avec les déballages bordéliques dont le groupe s’était fait le champion, jusque dans sa rétrospective au CAPC en 2008. Et l’on pouvait plus que jamais s’étonner de la force plastique de sculptures telles que Ashanti de faire votre connaissance (1982), effigie postcoloniale – en avance sur la traduction française des Cultural Studies – composée d’un corps de statuette en bois exotique surmontée d’une tête formée d’un 45 tours de chants africains et de pinces à linge, posée sur un cendrier. Chez Sultana, de jeunes artistes en chair et en os donnaient la réplique à Duplo, David Vincent et Buchal & Clavel. Et le Lava Tree (2011) d’Olivier Millagou, branche d’arbre en béton recouverte de lave sculptée en rocaille à l’effigie d’une divinité hawaïenne, comme les quatre tentures façon tie-and-dye d’Arnaud Maguet exposées en grille, à la mode minimaliste, ne semblaient pas dépareillées des œuvres des artistes fictifs. Tout laisse penser que ces deux redécouvertes ne resteront pas sans suite. Semiose dévoilera bientôt l’œuvre photographique peu connue de Présence Panchounette, tandis qu’une première rétrospective de la Collection Devautour est à l’étude.

Présence Panchounette Saint-Moritz, 1988 Soulier Jourdan et figure en plastique 16 x 20 x 9 cm pièce unique Photo : A. Mole Courtesy Semiose galerie, Paris. N° Inv. PP-88-002 Présence Panchounette Ashanti de faire votre connaissance, 1985 Statue en bois exotique, cendrier en faïence, disque vinyl 45tr (la création du père Kodjo) et pince 44 x 30 x 10 cm pièce unique Photo : A. Mole Courtesy Semiose galerie, Paris. N° Inv. PP-85-001 Présence Panchounette L'odeur est une forme qui ne se voit pas 1, 1986 Huile sur bois encadrée signée et diffuseur d'odeur Dimensions variables pièce unique Photo : A. Mole Courtesy Semiose galerie, Paris. N° Inv. PP-86-001

 

Il ne s’agit pas ici d’assimiler deux entreprises artistiques dont l’une est de dix ans l’aînée de l’autre, la première ayant pris les armes de la provocation pour déclarer la guerre au monde de l’art, quand la deuxième choisit la ruse de la fiction. Mais sur les ruines des avant-gardes, nez à nez avec l’obsolescence des théories modernistes et percevant le monde de l’art comme un jeu de société régi par la complicité du marché et de l’institution – système que décrira Raymonde Moulin –, l’une comme l’autre a opéré une critique depuis l’intérieur. Leurs œuvres se sont introduites dans le champ de l’art comme des virus pour en perturber le système de valeurs. Aussi, Présence Panchounette comme les Devautour – qui déclaraient sous la plume de Pierre Ménard qu’il était vain de penser gagner la partie en ayant pour simple ambition d’être artiste3 – ont élargi leur ligne de front en prenant en charge l’exposition et le commentaire de leurs œuvres, maniant une verve également savoureuse et une rhétorique implacable. En se substituant à la critique avec élégance – ce qui n’empêchait pas Panchounette de lui adresser par ailleurs des lettres d’insultes nominatives – ils en pointaient la faillite, quand elle apparaît au milieu des années quatre-vingt, destituée de son pouvoir de légitimation mais surtout en retard dans l’assimilation des théories esthétiques apparues aux États-Unis dans l’héritage de la French theory. En dissimulant la signature comme un faire-part de la « mort de l’auteur », en dérogeant au style identifiable pour faire feu de tout bois, désobéissant à la loi de l’originalité, assumant le statut de seconde main, revendiquant l’emprunt, en mixant indifféremment les références à la culture savante et populaire, ces œuvres prenaient le pas sur l’ère postmoderne. C’est avec cette longueur d’avance qu’elles ont laissé un héritage incontestable aux générations suivantes. Elles leur ont aussi laissé un goût certain pour l’humour – délibérément potache chez Panchounette, pince-sans-rire chez les Devautour –, qui a pu être responsable du discrédit de leur démarche par des commentateurs n’y voyant que parodie et caricature. Retenons plutôt que les œuvres de Présence Panchounette et de la collection Devautour approchaient le stade « parodique-sérieux » prédit par Wolman et Debord dans le mode d’emploi du détournement : « où l’accumulation d’éléments détournés, loin de vouloir susciter l’indignation ou le rire en se référant à la notion d’une œuvre originale, mais marquant au contraire notre indifférence pour un original vide de son sens et oublié, s’emploierait à rendre un certain sublime »4, une définition avant la lettre de l’appropriationnisme. Mais ne nous y trompons pas, Présence Panchounette (qui fustigea l’échec du situationnisme) et les Devautour (qui lui vouaient un culte ambigu), bien qu’ils en fussent parmi les premiers artisans en France, ont eu aussi la clairvoyance de pointer les écueils du détournement et de l’appropriation. En effet, Présence Panchounette diagnostiquait très tôt l’essoufflement théorique et politique qui guettait selon lui l’art postmoderne dans l’usage généralisé (puis bégayant) de l’appropriation ; cette dernière confirmait l’embourgeoisement des avant-gardes dont la citation était devenue une coquetterie de rigueur. En 1989, dans le communiqué de l’exposition « Mobile d’emprunt » à la galerie Sylvana Lorenz, Pierre Ménard soupçonnait les mauvaises intentions des artistes présentés qui semblent user de l’appropriation comme d’un moyen à peine dissimulé de créer facilement une œuvre crédible.

 

Le carton d’invitation de cette exposition citait cette formule de François Mitterrand : « Le problème n’est pas de savoir si monsieur Gorbatchev est sincère, le problème est que tout puisse se dérouler sur la scène du monde comme s’il était sincère ». La preuve que tout s’est déroulé comme tel : ces œuvres existent de manière autonome et réapparaissent légitimement sous nos yeux. Mais c’est en ayant anticipé des formes ou des démarches actuelles avec d’apparentes mauvaises intentions que ces œuvres posent un nouveau problème, du même ordre que celui que soumettait Présence Panchounette à l’histoire de l’art en lui mettant dans les pattes les monochroïdes farceurs d’Alphonse Allais lors de son hommage aux Incohérents sur le stand de la galerie de Paris à la Fiac de 1988. L’histoire de l’art serait-elle prête à considérer la Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la mer Rouge (vers 1880) comme le premier monochrome de l’histoire, et à reconnaître que Présence Panchounette a été précurseur dans l’utilisation du papier peint comme médium, alors qu’il était sa réponse ironique au devenir décoratif de la peinture en quête de planéité (« transition / valse », à la Galerie Eric Fabre en 1977). Cette relecture de l’histoire des formes en marche arrière engagerait un grand chantier de recherche iconographique, alors qu’il s’agirait justement de renoncer à une perception linéaire de l’histoire de l’art (à l’envers ou à l’endroit). On pourra néanmoins s’amuser de voir apparaître des œuvres qui arborent une étrange ressemblance avec celles de la collection Devautour, soutenues par des statements en apparence pas plus solides mais tout aussi sérieux. Ainsi l’artiste Gladys Clover, qui avait fait de sa signature le motif de sa peinture afin d’optimiser ses chances de faire connaître son nom – comme un effet publicitaire sans produit à promouvoir – ne faisait-elle rien de moins que l’artiste américain Josh Smith. En réapparaissant avec une telle actualité, ces œuvres confirment qu’elles avaient un coup d’avance et jouent ainsi un nouveau coup, donnant encore du fil à retordre à l’histoire de l’art.

 

1 Présence Panchounette, « Pastiches / Paris », 1982.

2 Maria Wutz, « Art World Wide Web », in Omnibus n°13, Juillet 1995.

3 Pierre Ménard, « La collection comme méta-œuvre  », in Le petit journal de l’art n°2, 1991.

4 Guy Debord et Gil Wolman, « Mode d’emploi du détournement », Les lèvres nues, 1956

 


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