Political Populism
Kunsthalle Wien, du 7 novembre 2015 au 7 février 2016
Il est rare que la réalité s’invite dans le débat artistique de manière aussi inopinée pour venir relativiser et / ou abonder dans le sens des propositions curatoriales touchant à une actualité brûlante. De retour de ma visite de « Political Populism » à la Kunsthalle et cherchant à regagner le centre-ville de Vienne, je fus brusquement arrêté dans ma progression par un épais barrage de « forces de l’ordre » destiné à limiter les risques d’affrontements avec les opposants au bal annuel organisé par le parti d’extrême droite autrichien, le FPÖ : l’argument régulièrement invoqué du maintien de l’ordre, prend, si l’on y réfléchit un peu, des allures assez surréalistes si l’on se met à considérer « l’ordre » dans sa définition habituelle de maintien des choses en l’état, comme par exemple de la possibilité de regagner son logis sans encombres. Les Surréalistes auraient d’ailleurs certainement qualifié cette rencontre inattendue de hasard objectif. Les réflexions dans lesquelles m’a plongé la tenue de cet obstacle imprévu ont pris d’autant plus d’amplitude que j’avais en tête l’une des pièces de l’exposition dans laquelle il était question d’une manifestation « arrangée » et performée lors de la dernière biennale de Moscou : dans Political Extras d’Anna Jermolaewa, des babushkas viennent s’inquiéter de savoir si leur participation à la manif va bien être rémunérée comme il avait été convenu. Je me demandai dans une espèce de court-circuit halluciné si cet épisode policier que je venais de vivre avait été lui aussi programmé dans le cadre de l’exposition et si les « figurants » avaient tous bien été rétribués par la Kunsthalle… Cette « pièce » qui s’invita involontairement dans mes réflexions ne laissa pas de me poser la question de la portée d’expositions thématiques qui s’attaquent à de grands sujets de société comme ceux du populisme au risque d’être rattrapées par le réel. La vidéo d’Anna Jermolaewa, qui résonna étrangement avec cette intrusion du réel à tel point qu’elle en vint à me faire douter de sa consistance, pointe la propension des hommes politiques, des leaders en devenir, à mettre en scène, à organiser mais aussi à manipuler des manifestations soi-disant « spontanées », mécanismes qui sont justement au cœur du concept proposé par Nicolaus Schafhausen, curateur de « Political Populism ».
Dans le court statement de l’exposition, cependant, les précautions prises pour échapper à toute forme de circonscription de la thématique sont assez frappantes : le curateur n’a pas du tout cherché à resserrer son propos dans une direction ou dans une autre, que ce soit celle de la dénonciation, du didactisme ou de la prophylaxie… Cette prise de parti ou cette absence de prise de parti explique qu’à de rares exceptions près, comme celle de la vidéo précédemment évoquée ou encore la performance d’ouverture de Christian Falsnaes, les œuvres présentées semblent très éloignées d’un concept centripète. Falsnaes essaye de reproduire et de mettre en lumière les phénomènes d’entraînement qui préludent à l’adhésion populiste : éloquence, persuasion, charisme du personnage. La performance de l’artiste danois nous rappelle que le populisme repose également sur des mécanismes instinctuels où la séduction du leader joue pour beaucoup dans l’adoption de comportements collectifs mimétiques. L’abandon des argumentaires rationnels liés à la perte de confiance des classes moyennes et populaires dans la capacité des politiques classiques à trouver des solutions aux problèmes qui les angoissent (chômage, insécurité, perte d’influence des nations, « submersion migratoire ») et le recyclage de ces thèmes par les mouvements extrémistes n’est pas plus exploité que ça. Il est effectivement très intéressant de prôner une approche qui ne se réduit pas à l’analyse des fondamentaux socioéconomiques du populisme et de vouloir l’étendre à un tropisme anthropologique beaucoup plus large : dans cette optique, de nombreuses pièces de l’exposition sont absolument justifiées alors qu’elles le seraient moins dans une exposition plus à charge ou plus militante.
L’installation de Hito Steyerl (Factory of the Sun, 2015), dans son allégorie de l’hyperfluidité des capitaux et de l’information, apogée du big data entendu comme stade ultime du neolibéralisme, rejoint celle de Simon Denny (Secret Power Highlighted, 2015) dans une dénonciation commune de mécanismes abscons dont la maîtrise échappe largement à des populations de plus en plus déconnectées des centres de décision et ayant l’impression d’avoir de moins en moins de prise sur leur destin. De telles œuvres, si elles ne traitent pas directement du populisme, mettent en lumière le fait que ce dernier relève de causes multiples et lointaines qu’il serait absurde de vouloir réduire à leur seule relevance économique (même si le choix de ces artistes est un peu téléguidé, Steyerl et Denny étant tous les deux hyperexposés, trustant toutes les manifestations d’importance, de Madrid à New York après avoir été les « vedettes » de la dernière Biennale de Venise) ; la pièce de Trevor Paglen (Landscape 89, 2015) nous montre le siège de la NSA filmé dans une espèce de brouillard romantique qui en accentue le côté mystérieux. Cette vidéo participe d’un sentiment diffus de manipulation des opinions par des entités aux contours imprécis, à la localisation impossible, par une Amérique récemment vilipendée pour espionnage massif et sans vergogne de populations empêchées de pouvoir opposer à ces atteintes manifestes une quelconque protection juridique : entre pamphlet, documentaire et ambiance à la Brian De Palma, Landscape 89 explicite l’émergence de la paranoïa au sein de sociétés de plus en plus réceptives aux discours complotistes —qu’il faut bien avouer ne pas être toujours exempts de fondements. Paglen sait parfaitement jouer de cette dimension d’intouchabilité et d’impunité de « l’Empire » auquel on peut effectivement reprocher d’alimenter un certain type de populisme, celui du repli sur des composantes nationalistes.
Reste que la présence de certaines œuvres laisse perplexe quant au lien qu’elles entretiennent à la thématique : par exemple comment y rattacher Metamorphosis (2015) de Keren Cytter ou Anti Debt Monolith (2014) d’Ahmet Ögüt ? Ici le lien semble vraiment distendu… En revanche, d’autres pièces, comme celle d’Erik van Lieshout, plongent directement dans la réalité de situations politiques complexes. La vidéo Dog (2015) nous entraîne au cœur des discussions d’un groupe d’activistes des droits de l’homme voulant célébrer la mémoire d’Alexandre Dolmatov, scientifique et militant politique russe s’étant suicidé suite au rejet de sa demande d’asile. L’installation de l’artiste hollandais en forme de forum invite clairement le spectateur à s’imprégner des enjeux politiques en lui faisant mesurer les conséquences des décisions à prendre, l’action artistique étant elle-même envisagée comme une réponse efficace avec, en référence, la pièce culte d’Oleg Kulik qui voit ce dernier se transformer en chien tenu en laisse (I Bite America and America Bites Me, 1997). Navigation ID (2014) de Minouk Lim s’inscrit elle aussi dans cette veine beaucoup plus réaliste avec en ligne de mire l’attitude de gouvernements rétifs à admettre les erreurs tragiques de leurs prédécesseurs. Lim pointe avec cette installation une dimension par défaut du populisme, qui est d’esquiver le désenfouissement d’épisodes embarrassants pour ne conserver que le bon côté de l’histoire.
Enfin, Shoiße (l’équivalent du merdre ubuesque…) de Saâdane Afif montre à juste titre que le populisme n’est pas un phénomène nouveau et qu’il réapparaît régulièrement à travers des personnages de fiction comme l’Ubu de Jarry qui en représente une des figures les plus caricaturales. Marcel Odenbach, dont on connaît mieux le travail de vidéaste, nous rappelle également que le populisme, à l’instar du design épuré des automobiles allemandes aux performances bidouillées, s’avance masqué : l’ensemble de collages présentés ici apparaît comme la métaphore de la dualité des peuples, mettant en avant les symboles de leur réussite industrielle et commerciale pour mieux dissimuler des pulsions délétères enfouies mais toujours prêtes à ressurgir… Odenbach s’en prend particulièrement au peuple allemand auquel il appartient pour mettre en lumière une histoire chargée dont le vernis craquèle sous les grossissements de détails qui composent la série Symbols (Deutsches symbols/VW ; Bundesbank ; Deutches Bank ; etc., 1994) nous forçant à réinterroger l’histoire pour en tirer les nécessaires leçons.
Avec : Basel Abbas & Ruanne Abou-Rahme, Lawrence Abu Hamdan, Saâdane Afif, Darren Bader, Keren Cytter, Simon Denny, Christian Falsnaes, Evgeny Granilshchikov, Flaka Haliti, Rosemary Heather, Calla Henkel & Max Pitegoff, Anna Jermolaewa, Jahanna Kandl, Erik van Lieshout, Minouk Lim, Goshka Macuga, Jumana Manna, Mian Mian, Marcel Odenbach, Ahmet Ögüt, Trevor Paglen, Hito Steyerl, Jun Yang.
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- Du même auteur : Arcanes, rituels et chimères au FRAC Corsica, 9ᵉ Biennale d'Anglet, Biennale de Lyon, Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac,
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