r e v i e w s

Noam Toran au Lieu du Design, Paris

par Estelle Nabeyrat

Loin des conventions qui circonscrivent le travail du designer et le caractère fonctionnel de ses objets, Noam Toran, comme nombre de ses prédécesseurs, nous montre à quel point la frontière entre art et design peut être fragile et de quelle façon les processus de création dans ces domaines relèvent parfois moins de la production d’objets que de l’élaboration de « systèmes de vie ».

La première monographie française de Toran est conçue comme le plan linéaire et structuré d’une bonne rédaction : le parfait script du cinéaste, la boîte à malice du scénariste. Alexandra Midal, la commissaire, s’est attachée à injecter dans l’accrochage un supplément de fiction et de suspense, on connaît son intérêt pour le potentiel narratif du design… Heureuse réunion donc que la leur, les objets de Toran ayant pour fonction première de créer des histoires, de répondre à des désirs incongrus ou à de petites

Noam Toran, vue de l'exposition, 2010, au Lieu du Design, Paris

Noam Toran, vue de l’expostion, 2010, au Lieu du Design, Paris

obsessions personnelles. L’exposition est rigoureusement construite selon une droite qui sépare symétriquement les pièces se faisant face, si bien que cette ligne de fuite nous fait plonger aussi rapidement dans la vidéo projetée au fond de l’espace que dans celles des deux moniteurs placés au premier plan. L’un d’eux présente une série de cinq vidéos, Desire Management, mettant en action une étrange série d’objets : un lit-valise combinant les différentes typologies d’un terrain de base-ball, un chariot d’hôtesse de l’air à caractère vibratoire, un aspirateur aux vertus érotiques dont l’embout est placé sur un système coulissant de haut en bas – objets-prototypes eux-mêmes disposés plus loin et actionnés de façon aléatoire dans l’espace d’exposition. Tous sont issus de protocoles de production, en réponse à des commandes dictées par d’hypothétiques clients. Toran crée des objets fictionnels dont l’existence se frotte aux limites du réel, leur utilité transparaît tout d’abord à travers le contexte d’une mise en scène.

À côté, Object for a Lonely Man, premier film réalisé en 2001, est un hommage à À bout de souffle. Toran, lui-même, est assis et manipule les accessoires sortis d’une table préformée. En même temps, sur un écran défile son film fétiche. Tête de mannequin figurant Jean Seberg, pistolet, lunettes de soleil, Gitanes et bien sûr un exemplaire du Herald Tribune… Les principaux éléments sont réunis pour se glisser dans la peau de Jean-Paul Belmondo. Teintée d’un humour décomplexé, cette reconstitution à l’échelle domestique

Noam Toran, Desire Management, 2006, film 16mm et HD

Noam Toran, Desire Management, 2006, film 16mm et HD

suggère pourtant un triste constat sur la société de consommation et l’incapacité de cette masse d’objets à combler autant les frustrations personnelles que les sentiments refoulés. Peut-être est-ce là qu’il faut déceler le caractère subversif de celui que l’on range dans la section des critical designers ? Disposés parallèlement sur des tables vitrées, les MacGuffin, panoplie d’objets en résine noire, sont choisis pour leur potentiel narratif, selon la caractéristique que leur a conféré Hitchcock : une cassette vidéo, une chemise pliée, quelques dents, une paire de chaussures à talons miniature… Conçue en collaboration avec Onkar Kular comme prétexte à la construction d’une intrigue, cette collection rappelle que l’objet ne se résume pas aux contours de ses formes mais bien à l’importance qui lui est attribuée, qu’elle soit d’ordre symbolique ou affectif. L’exemple est donné avec If we never meet again, reprise simple et courte d’un scénario classique de film d’espionnage. L’échange de documents contre une mallette invite le visiteur à spéculer sur le contenu de cette dernière. Les choses sont personnifiées. Elles occupent nos vies bien au-delà de leur simple usage, il n’est donc pas possible d’ignorer cette étrange relation que nous entretenons avec elles.

Noam Toran — Things Uncommon au Lieu du Design, Parisdu 24 juin au 21 août 2010