r e v i e w s

Lydia Ourahmane

par Katia Porro

Barzakh

Triangle-Astérides, Marseille, 05.06-24.10.2021

Sur le boulevard Moustapha Benboulaid à Alger, un appartement vidé de son contenu – corps comme objets – arbore une nouvelle porte. L’originelle se trouve aujourd’hui dans l’exposition personnelle « Barzakh »de Lydia Ourahmane (née en 1992 à Saïda, Algérie) présentée à Triangle – Astérides à Marseille, après une première présentation à la Kunsthalle de Bâle. Arrachée à son architecture et, par conséquent, reniée de sa fonction protectrice initiale, cette porte incarne non seulement la mise à nu de l’artiste derrière ce geste (puisque ses effets personnels et ceux de la précédente occupante décédée de l’appartement sont exposés) mais aussi des valeurs culturelles et des formalités administratives contraignantes. Symbolisant le poids des histoires héritées que l’artiste affronte à travers sa pratique, une installation réunit ces deux portes ; celle, initiale, provenant de l’immeuble haussmannien datant de 1901 auquel elle appartenait, et une seconde, en métal, ajoutée pendant la paranoïa de la décennie noire en Algérie (qu’Ourahmane et sa famille ont fui pour vivre entre le Royaume-Uni et l’Espagne). Le tout s’apparente à un seuil non fonctionnel.

Bien qu’il s’agisse indéniablement d’un paysage domestique, la domesticité n’est pas en cause ici. Il s’agit plutôt d’un prisme à travers lequel l’artiste révèle des traumatismes personnels, socio-politiques et post-coloniaux, ainsi que les systèmes qui les perpétuent. La force motrice de l’exposition partait du désir de l’artiste de comprendre le concept du foyer, alors qu’elle se trouvait bloquée en Europe, ne pouvant pas rentrer en Algérie durant la pandémie. S’est néanmoins ensuivie une expérience émotionnelle enchevêtrée à des problématiques logistiques, qui a rendu secondaire la manifestation physique du « home ». En ce sens, le foyer présent peut être considéré comme l’oikos, un terme grec qui désigne simultanément la disposition physique d’une maison, son économie et les êtres qui l’occupent. Il s’agit donc d’un paysage complexe dans lequel s’entremêlent émotion et juridiction. L’enquête de Lydia Ourahmane à propos de ces systèmes se cristallise dans la manière qu’ils ont de s’exprimer au sein de réalités « corporelles » – qu’il s’agisse d’un appartement, d’un organe de pouvoir ou du corps physique, souvent celui de l’artiste elle-même.

Lydia Ourahmane, Barzakh, vue d’exposition / exhibition view, Triangle -Astérides, centre d’art contemporain, Friche la Belle de Mai, Marseille, 2021. © Aurélien Mole

Pour la réalisation de « Barzakh », chacun de ces corps a dû traverser des phases de négociation, de patience et de persévérance. Un simple plan de l’appartement dessiné par l’artiste dans l’un de ses carnets en 2019 – alors qu’elle commençait déjà à réfléchir à ce que cet espace pouvait représenter – a peut-être déclenché l’idée d’envoyer tout le contenu de l’appartement, entraînant la mobilisation des personnes et des objets. Ourahmane étant elle-même en France à l’époque, elle a pu compter sur l’aide de Myriam Amroun et de Khaled Bouzidi de Rhizome (organisation d’art indépendante à Alger) pour faire face au ministère de la Culture d’Algérie. Ces derniers ont réussi à créer une nouvelle acception de ce que pourrait être « un objet d’art » (dans ce cas, une installation, au sens de ready-made). L’astuce a permis de s’assurer que cet « objet » puisse quitter temporairement Alger pour une exposition. Les deux ont pu ainsi emballer, extraire et expédier le tout – des bibelots et produits de beauté usagés aux appareils électroménagers, en passant par les meubles et la porte – à Marseille, puis à Bâle, puis de nouveau à Marseille, avant son retour obligatoire à Alger. Ainsi, le désir initial de comprendre le « chez soi » s’est transformé en une catégorisation et une stérilisation de l’intime, s’exprimant par la circulation des objets à travers les frontières plutôt que des corps, lorsque ceux-ci ne sont pas en mesure de le faire. Il ne s’agit pas d’une reconstruction qui laisse place à l’artifice et formalise la nostalgie, mais plutôt d’un désapprentissage de la notion communément admise de « foyer », qui passe par les gestes de défaire et de « dé-nommer ». L’artiste dit en effet ne jamais s’être sentie autant chez elle que lors des appels FaceTime avec ses proches passés tout au long du processus, détachant ainsi la conception du foyer comme pur espace physique. Aujourd’hui, elle ne peut même pas se résoudre à emprunter ses propres livres de l’exposition – ce qui lui donne l’impression d’être une voleuse dans sa propre maison –, car le démantèlement et l’ouverture simultanés de l’espace ont déplacé le statut du personnel.

Déplacement, extraction, expulsion : ces gestes destinés à effacer sont réappropriés par l’artiste dans un acte similaire à ce que la philosophe Elsa Dorlin théorise sous le nom de « care négatif1 ». Selon Dorlin, le care négatif est l’effort permanent exercé afin de comprendre au mieux l’autre dans le but de se défendre – un effort constant des dominé·e·s pour réagir face aux dominant·e·s plutôt que reculer2. La démarche d’Ourahmane est similaire, dans la mesure où sa persévérance permet une inversion de la négativité en une forme de care qui facilite le changement et le lâcher-prise. The Third Choir (2014) illustre cette ténacité et cette détermination à travers un autre déplacement d’objets. Réalisée pour l’exposition de diplôme de l’artiste au Goldsmiths College de Londres, puis exposée à Palerme pendant Manifesta 12 (2018), cette œuvre est une installation sonore composée de vingt barils de pétrole Naftal exportés d’Algérie, contenant chacun des téléphones portables transformés en émetteurs radio. Les neuf cent trente-quatre documents illustrant les correspondances de l’artiste avec le gouvernement pour exporter ces barils, une peinture commandée par BP permettant de financer le projet, et les interminables négociations qui ont finalement abouti à l’autorisation du transport, ont fait de The Third Choir la première œuvre d’art à être exportée légalement d’Algérie depuis sa libération de la France en 1962. Cet exploit apparemment impossible a ainsi déclenché une réécriture de la législation sur l’exportation qui avait été mise en place pour protéger la culture. Se plaçant dans une position délicate tout au long du processus – en particulier en tant que jeune femme célibataire issue d’une famille chrétienne qui tente, face aux autorités algériennes, d’exporter des objets litigieux – Lydia Ourahmane tire néanmoins un bilan positif de cette opération laborieuse : « Il est surprenant de considérer l’empathie ou l’humanité comme des conditions miraculeuses dans le monde hermétique de la bureaucratie et de l’administration. […] Rencontrer quelqu’un·e en position de pouvoir qui veut réellement aider signifie qu’il peut encore y avoir de l’espoir. Que nous ne sommes pas entièrement handicapé·e·s, motorisé·e·s et fonctionnant au détriment les un·e·s des autres. Et nous devons continuer à nous battre pour ce genre d’espace3. »

Lydia Ourahmane, Barzakh, vue d’exposition / exhibition view, Triangle -Astérides, centre d’art contemporain, Friche la Belle de Mai, Marseille, 2021. © Aurélien Mole

Déplacement, extraction, expulsion : des gestes qui conduisent à l’absence, une absence qui traverse la pratique de l’artiste. Dans l’œuvre Boudjima (2021), présentée à Triangle – Astérides dans le cadre de l’exposition collective « En attendant Omar Gatlato : Regard sur l’art en Algérie et dans sa diaspora », curatée par Natasha Marie Llorens au printemps 2021, deux chaînes métalliques attachées à des colliers de chiens sont posées au sol. À côté des objets, une vidéo des chiens qui portaient autrefois ces colliers les montre courant librement dans un champ en Algérie. La liberté perdue de ces animaux témoigne du fait que les forces militaires ont scellé la porte de la maison familiale de l’artiste, qui servait autrefois de lieu de culte aux chrétiens d’Algérie – la liberté de religion ayant été légalisée en 2006, puis interdite en 2017. L’absence de corps représentée par les colliers rappelle l’inaccessibilité de la maison et reflète le combat de l’artiste avec la violence induite dans son sentiment de se sentir poussé·e hors d’un espace physique. Cette absence, ou plutôt cette suspension, est en effet présente à nouveau dans « Barzakh », comme l’indique le titre lui-même : en arabe, il fait référence à un état liminal, intermédiaire, qui peut faire référence à un espace où un esprit attend entre la vie et la mort, à un espace physique, ainsi qu’à un lieu de jugement.

La pratique d’Ourahmane est une forme de travail à la fois émotionnel, spirituel et physique, qui est nécessairement relationnel. Ce faisant, elle met en œuvre le corps, dans sa présence comme dans son absence. « Mon travail est une source vitale. Et donc, mon corps devient le site4. » In the Absence of our Mothers (2018) est l’apogée du corps comme site dans son travail. Une chaîne en or fondue, achetée par Ourahmane à un étranger au même prix qu’un voyage en bateau pour fuir vers l’Europe, rencontre l’histoire du grand-père de l’artiste qui s’est arraché les dents pour être libéré de l’armée : deux récits de fuite distincts, qui s’incarnent dans une même dent en or implantée dans la bouche de l’artiste. Il ne s’agit pas ici d’un geste masochiste pour s’infliger de la douleur, mais plutôt d’une façon de comprendre le traumatisme et de l’affronter. « Je souffrirais si je ne faisais pas le travail que je fais5 », affirme l’artiste. Droit du sang (2018) poursuit dans la même veine, puisqu’il s’agit d’une œuvre documentant le processus de demande de la nationalité française, révélant l’absurdité qui s’exprime dans le pouvoir que les procédures bureaucratiques ont sur les identités individuelles. Dans ces œuvres, des formes de care négatif et d’affect matériel donnent une réalité corporelle aux histoires d’émigration et de résistance.

Lydia Ourahmane, The Third Choir, 2014, sound installation, 20 Naftal oil barrels imported from Algeria, CZ-5HE radio transmitter, 20 Samsung E2121B Phones. 3m x 5m. Courtesy the artist. 

C’est à partir du corps que se pose la question de la surveillance, et de la manière dont nous sommes rendu·e·s conscient·e·s de nos mouvements dans un espace, volontairement ou non. Car la surveillance est un thème commun à la pratique de l’artiste, qui prend deux formes différentes dans « Barzakh ». D’une part, les sculptures en verre soufflé posées sur les différents meubles voilent, sans cacher, des mouchards auxquels est attribué un numéro de téléphone, permettant à quiconque d’accéder à l’exposition, même à distance, et d’écouter ce qui s’y passe à tout moment. De l’autre, un laser (Eye, 2021) scinde l’espace d’exposition, projetant dans l’espace des informations recueillies à l’extérieur (par un système de miroirs). Dès que le laser est obstrué par le corps du·de la spectateur·trice, la transmission du son en direct s’arrête, ou évolue. Chacun de ces objets rend le·la spectateur·trice très conscient·e de son comportement dans l’espace, influençant peut-être la façon dont il·elle s’y comporte. Ces dispositifs de surveillance rappellent que les espaces domestiques ne sont pas tous des foyers, des espaces de sécurité et de confort, mais plutôt, pour certain·e·s, des sites de violence, de peur et de paranoïa.

En parlant de Live Call (2019) – une autre œuvre de surveillance et de mise à nu pour laquelle l’artiste a mis son propre téléphone portable sur écoute, permettant à celles et ceux qui font l’expérience de l’œuvre d’écouter ses moindres mouvements et conversations pendant toute la durée de l’exposition – Ourahmane explique qu’elle « expérimente une sorte de chaos qui semble plus proche de la vérité6 ». Cette déclaration n’est pas sans rappeler un texte trouvé dans le livre de Sophie Al Maria, Sad Sack : Collected Writings, qui repose silencieusement sur le bureau de l’artiste dans « Barzakh », en attendant son retour à Alger. « Avalée par le chaos qu’elle portait autrefois comme une couronne […] elle continuera [pourtant] à danser jusqu’à ce que vous la voyiez. Jusqu’à ce que vous croyiez en elle. Jusqu’à ce que vous l’écoutiez. Jusqu’à ce que vous écoutiez – ce qu’elle veut vraiment dire7 ». Face aux enfers administratifs et aux traumatismes, Lydia Ourahmane rend inlassablement possible ce qui semble impossible, surmontant le chaos pour arriver à une forme de soin. Si son œuvre s’appuie certes sur des expériences profondément personnelles, elle pointe néanmoins du doigt les réalités sombres dont nous héritons collectivement, et propose une manière singulière de les traiter.


  1. Elsa Dorlin, Se défendre, Éditions La Découverte, Paris, 2019, p. 200-212.
  2. Ibid.
  3. Lydia Ourahmane, « On Belief: A conversation between Lydia Ourahmane and Eliel Jones », X-tra, 2021.
  4. Lydia Ourahmane « Home is Where You Are: Conversation Between Lydia Ourahmane and Elena Filipovic » publié dans le cadre de l’exposition « Barzakh »à la Kuntsthalle de Bâle, 02 mars – 16 mai 2021.
  5. Discussion avec l’artiste le 13 septembre 2021.
  6. Lydia Ourahmane en discussion avec Harry Woodlock dans le cadre du « Vital Exhaustion: Late Capitalism and the Crisis of Pain », 4 décembre 2020.
  7. Sophia Al Maria, Sad Sack. Collected Writing, Book Works, London, 2019.Traduit de l’anglais: « Swallowed by the chaos she once wore like a crown […] And she’ll keep dancing till you see her. Till you believe in her. Till you listen. Till you listen – to what she really means. »

Image en une : Lydia Ourahmane, Barzakh, vue d’exposition / exhibition view, Triangle -Astérides, centre d’art contemporain, Friche la Belle de Mai, Marseille, 2021. © Aurélien Mole

  • Publié dans le numéro : 98
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