Liv Schulman au Frac Bretagne
Liv Schulman : Adidas, Jennifer, Ariel, Woolite, le Chat, la Croix, le Temps, la Sangsue, les Problèmes, la Transformation, l’Ennui – Frac Bretagne
Explosive, provoquante, absurde, amusante, dégoutante, dégoulinante, hardcore, les adjectifs ne manquent pas pour qualifier cette étrange expérience esthétique que nous propose Liv Schulman. Adidas, Jennifer, Ariel, Woolite, le Chat, la Croix, le Temps, la Sangsue, les Problèmes, la Transformation, l’Ennui est une exposition solo de l’artiste argentine, présenté en ce moment-même au Frac Bretagne.
Le white cube traditionnel de la galerie à disparu, laissant place à un environnement précaire qui est plongé dans l’obscurité. Celui-ci évoque pour moi l’univers esthétique et alternatif du « squat » ; littéralement une zone de refuge et de survie pour des nouvelles formes de vie domestique. L’espace est habité par un certain nombre d’objets bizarre : des matelas en lambeaux sont disposés au sol, au côté de pièces de mobiliers aux extensions insolites, et des sculptures composites pourrissantes. Des sièges sont bricolés avec des superpositions de tabourets et de baguettes de pains durcies qui font offices de pieds. Tous sont conçus à partir d’un assemblage de matériaux de récupération pauvres et organiques. Plastiquement, l’artiste joue sur le contraste matériel et physique entre la dureté et la mollesse. La production de ses objets semble découler d’un geste approximatif et d’une économie de moyen. À l’intérieur de ces productions, l’artiste assume d’ailleurs la part d’erreur et d’échec. Serait-ce le fameux « bricolage » lévi-straussien ? Assurément, car l’œuvre de Liv s’intègre totalement dans le champ artistique du craft.
Cet environnement curatorial n’est pourtant pas le réel sujet de cette exposition. Il est plutôt une sorte d’écrin périphérique à l’énoncé principal ; un décor de théâtre qui n’attend que l’investissement physique du spectateur. Une partie du mobilier est faite littéralement pour être utilisée. L’attention se concentre surtout sur deux grands écrans, disposés de part et d’autre de l’espace. En alternance, ils diffusent les épisodes d’un ovni télévisée Brown, Yellow, White and Dead. Alors, installons-nous confortablement sur l’un de ces divans. Pendant près de deux heures, nous allons « binge-watcher » avec plaisir et amusement les différents épisodes de cette série. Surtout, il ne faut pas retenir les élans de nos rires. Cette œuvre est loin d’être politiquement correcte.
Dans cette série de deux saisons composées de quatre épisodes, Liv Schulman détourne les codes traditionnels de la téléréalité, de la telenovela, de la sitcom et du soap opera, afin de produire une œuvre de fiction mordante et jouissive. Brown, Yellow, White and Dead aborde des problématiques politiques chères à l’artiste : la représentation des genres et des sexualités, les difficultés d’une vie en communauté, les processus de création artistique. L’ambiance moite et anxiogène est empreinte d’une esthétique gore et horrifique. Régulièrement, des plans sur des matières visqueuses, poisseuses et dégoulinante, reviennent jusqu’à l’écœurement. Les assemblages présentés dans l’exposition font d’ailleurs directement écho à ces artéfacts. Loin d’être gratuites, ces formes évoquent toutefois un malaise politique et sociétal ambiant qui est au cœur-même du scénario.
Dès le début, le « pitch » de la première saison est annoncé par l’artiste :
« Dans un espace confiné, primitivement décoré de matériaux de bricolage et de cartons, nous retrouvons quatre personnages en brainstorming permanent : Liv Schulman, artiste-scénariste, Pauline Ghersi et Quentin Goujout, deux producteurs du studio « Visage », société de production, et Guilhem Monceaux, comédien au chômage qui passe sans cesse des auditions. Ces quatre personnages participent en permanence à une émission de télé-réalité intitulée Brown, Yellow, White and Dead qui porte sur le making-of d’un film intitulé Brown, Yellow, White and Dead. [Les protagonistes] essaient constamment d’écrire, de faire des essais, d’auditionner et de jouer. Ce sont de vraies personnes dans la vraie vie qui entretiennent entre elles les relations décrites plus haut : ils sont respectivement producteurs, acteur au chômage et artiste/scénariste ».
La série est donc une véritable mise en abyme du scénario qui entremêle la réalité avec différentes strates de la fiction : des personnages réellement existants, la série tournée, le film fictif. Elle offre un langage méta-cinématographique aussi subtile qu’absurde. Le scénario du fameux film en phase d’écriture est consacré à une communauté masculine obsédée par l’idée d’une reconversion professionnelle. Fascinés par de nouvelles formes de permaculture, ils développent ensemble une nouvelle forme de masculinité néolibérale et faussement new age ; un nouvel homme en phase avec une « consommation parfaite ». Autour de ce principe, la scène de débat autour de l’insulte « pédé » fait d’ailleurs figure d’anthologie. Le personnage de l’acteur, devant justifier à ses comparses son hétérosexualité, se met à déclamer une tirade délicieusement absurde : « Vous croyez que je suis pédé ou quoi ? […] Je ne suis pas pédé, d’accord ? C’est bon, je ne suis pas une tantouze […]. Moi, y’a pas plus hétéro que moi, okay ? Moi, je n’arrête pas de niquer des culs, des culs, des culs, des culs, des culs, d’accord ? […] d’ailleurs je nique vachement souvent ». Liv se moque littéralement des insécurités relatives aux nouvelles stratégies performatives masculinistes de ceux qui se déclarent faussement ouverts à d’autres formes de sexualités, un discourt finalement vain.
À l’origine, la série fut diffusée sur la chaîne Paranoïa TV du festival Steirische Herbst de Graz, programmé par Ekaterina Degot. La première saison est réalisée par Liv Schulman en 2020, durant le début de la crise sanitaire du Covid-19. Le tournage se passe d’ailleurs dans l’appartement de l’artiste confinée. Ce contexte de restrictions et d’isolement des corps est profondément inscrit dans la mise en scène de Brown, Yellow, White and Dead et, par effet de ricochet, sur l’exposition du Frac. Les expériences d’enfermements successives et de distanciations sociales imposées par les autorités ont forcément eu un impact dramatique sur notre rapport Liv Schulman : Adidas, Jennifer, Ariel, Woolite, le Chat, la Croix, le Temps, la Sangsue, les Problèmes, la Transformation, l’Ennui – Frac Bretagne
Totalement emballé par cette œuvre cathartique de Liv, je m’avoue prêt à suivre l’artiste. Pour reprendre les mots de l’artiste, Brown, Yellow, White and Dead est un « chaos créatif ». C’est une « bombe de trinitrotoluène », chargée généreusement d’une dangereuse énergie libératrice. Maintenant, donnez-moi une allumette pour que je puisse la faire exploser !
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Head image : Vue de l’exposition de Liv Schulman, Adidas, Jennifer, Ariel, Woolite, le Chat, la Croix, le Temps, la Sangsue, les Problèmes, la Transformation, l’Ennui, du 3 février au 14 mai 2023, Frac Bretagne, Rennes © ADAGP, Paris 2023. Courtesy de l’artiste et galerie anne barrault, Paris. Photo : Aurélien Mole
- Publié dans le numéro : 103
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- Du même auteur : Se perdre sans peur dans l’œuvre de Carla Adra., Jeremy Deller à Rennes, Daniel Pommereulle et Mathis Altmann à Pasquart, Basim Magdy au FRAC Bretagne, Emma Seferian au CAC Passerelle,
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