Lina Lapelytè, What Happens With a Dead Fish ?
Exposition du 19 novembre 2022 au 12 février 2023 au Frac des Pays de la Loire
Commissariat : Claire Staebler, directrice du FRAC Pays de la Loire
Récompensée par le Lion d’or à la Biennale de Venise en 2019, l’artiste lituanienne Lina Lapelytè ancre sa pratique dans la pluridisciplinarité (performance, sculpture, musique, chant) et souligne notre rapport au temps, à la matière, à l’écologie et au vivre-ensemble. Elle fait fi des genres et des classifications et met en lumière ce qui habituellement ne l’est pas.
Au FRAC Pays de la Loire (site de Nantes), l’artiste présente l’installation immersive What happens with a dead fish ?, restitution et prolongement de sa performance musicale réalisée dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts de Bruxelles en 2021.
À peine passés le pas de porte de l’espace d’exposition, nous découvrons d’un seul coup d’œil l’installation vidéographique, sculpturale et aquatique. Une vidéo diffusée simultanément sur trois écrans suspendus, de l’eau, sur laquelle nous pouvons marcher, et des sculptures en céramique blanche constituent l’ensemble. Le point de vue à adopter pourrait sembler unique, tant il apparait impactant et pertinent dès notre entrée en ce lieu, mais la mobilité du visiteur apporte une nouvelle dimension à l’expérience de l’œuvre.
Trois écrans se succèdent donc et dévoilent au fur et à mesure de notre avancée une même scène, filmée sous trois angles différents. Le premier écran présente une vidéo en plan fixe, avec un point de vue subaquatique. Nous y voyons les mouvements de l’eau, depuis le fond d’une piscine ; des corps se déplacent lentement alors que des éléments sculpturaux en céramique sont posés au fond du bassin. La vidéo présentée sur le second écran – légèrement surélevé par rapport au premier – place notre regard à la surface de l’eau, à la lisière de deux éléments, de deux réalités. Le point de vue est double, semi-immergé. Des objets en céramique flottent et se meuvent. Le troisième et dernier écran surplombe l’installation. Le plan est large, le décor est posé. Une piscine, des gradins, quelques arbres au loin et une barre d’immeuble situent l’œuvre dans son contexte occidental, citadin, contemporain. Debout dans la piscine bruxelloise, vêtu d’habits imperméables, un chœur amateur chante une litanie aux accents catastrophistes, pour ne pas dire apocalyptiques.
Dans l’installation, les images de la vidéo se reflètent dans l’eau et se mêlent aux bols en céramique qui, fragiles, s’entrechoquent et se craquèlent, sujets aux vibrations sonores des enceintes englouties et sensibles aux mouvements d’air créés par les déplacements des visiteurs.
Des palettes lestées au sol flottent à la surface et permettent au visiteur de se déplacer, dans un équilibre précaire. Le support est bancal, la promenade est furtive mais cela parfait l’immersion proposée par l’artiste et améliore notre compréhension de l’expérience collective vécue par la chorale de chanteurs amateurs. Car il s’agit bien ici de partager avec le visiteur un moment de vie, une expérience de groupe, physique et spirituelle, en laquelle la nature est représentée non pas dans son essence mais transformée, digérée par l’Homme. L’eau est une eau de piscine, potentiellement chlorée ou salée, la terre est devenue céramique, les arbres alignés devant une barre d’immeuble sont réduits, symboliquement, à des palettes que l’on piétine. Il n’y a pas nécessairement ici de revendication écologique mais plutôt la mise en exergue de cycles de vie et de transformation de la nature, des objets, de l’être humain, dans un vocabulaire esthétique de la fragilité et de l’instabilité.
Placer au centre de son œuvre une chorale amateur est également un pari sur l’humain, le collectif et la beauté de la vulnérabilité. Nombres d’artistes contemporains se sont intéressés aux amateurs et à leur potentiel subversif. Le non-professionnel déplace les enjeux et interroge. Il insuffle un vent de liberté à l’art qu’il pratique car rien ne le contraint. La productivité, la rentabilité, l’originalité, l’authenticité, les attentes et pressions extérieures lui sont étrangères. L’amateur est celui qui aime, dans son acception étymologique. Il est un philosophe de l’action, façon John Dewey, un performeur qui s’ignore, profondément ancré dans le présent. Il incarne pour certains l’innocence, la pureté voire la naïveté quand il est pour d’autres gage d’authenticité. Dans le cinéma de Ken Loach, l’acteur amateur permet au réalisateur d’accentuer le réalisme de ses œuvres sociales et engagées. La spontanéité et le naturel du non-professionnel traduisent toute la véracité de son propos. Accepter de ne pas maîtriser permet de lâcher prise, d’essayer, de chercher, d’expérimenter, terreau fertile à toute création. Le chorégraphe français Jérôme Bel travaille également beaucoup avec des danseurs inexpérimentés afin d’interroger la signification de la maitrise de compétences en danse. Chaque corps, chaque mouvement exprime un vécu. La singularité est magnifiée par le non-savoir, la personnalité se déploie dans l’absence de technicité.
Dans le cadre de cette exposition, Lina Lapelytè présentela performance The Mutes sur le site de Carquefou. Les chanteurs ne sont pas seulement des amateurs. Ils sont dépourvus d’oreille musicale et chantent faux. Une cacophonie organisée ravit le spectateur, dans une atmosphère à la fois solennelle et absurde. Les qualités esthétiques de la mise en scène sont indéniables et comme dans les années folles, lors des spectacles à succès de la cantatrice Florence Foster Jenkins, qui chantait ô combien faux, l’on prend un plaisir, empathique, à effacer la frontière entre échec et réussite et à simplement profiter ensemble de l’instant présent.
Head Image : vue de l’exposition de Lina Lapelytè, What Happens With a Dead Fish ? au Frac des Pays de la Loire, site de Nantes. Cliché Fanny Trichet.
- Publié dans le numéro : 103
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- Du même auteur : Ecrire dans les marges, à l'Ecole des Beaux Arts de Toulouse,
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