r e v i e w s

Jean-Christophe Norman

par Patrice Joly

« Brouhaha »

Frac Provence Alpes Cotes d’Azur

16.10.2021 – 16.01.2022.

Derrière ce titre énigmatique, « Brouhaha », qui évoque le bruit, la cacophonie, la confusion, on découvre une exposition plutôt « silencieuse », d’un silence qui renvoie aux mondes intérieurs de la mémoire et des rêves, à celui de la fréquentation de la littérature – qui en général se satisfait mieux du calme des bibliothèques et des salons de lecture feutrés que du vacarme de la foule. Le travail de Jean-Christophe Norman, récemment installé dans la capitale bourdonnante du sud de la France, est tout entier tourné vers la littérature. De celle-ci, il explore les multiples manières d’exporter la matière dans le monde de l’art, d’en transformer le contenu, le verbe, le logos, le récit, le dialogue ou quelque catégorie dans laquelle on peut la répertorier, en sa version plasticienne, rétinienne. Cette alchimie, destinée à donner de l’immédiateté à l’écrit et à faire image avec le texte, Jean-Christophe Norman l’a maintes fois développée par le passé, à travers autant de pratiques qui constituent le monde des arts plastiques : la peinture, le dessin, les installations, la vidéo, etc. Certes, le matériau de base est invariable : il s’agit des livres, ou plutôt des pages qu’il leur arrache, soit pour les recolorer, les repeindre ou encore les noircir ; soit pour les détruire. Ainsi de cette vidéo présentée au Frac de Marseille, ultime séquence d’une performance au long cours (Ulysse, A Long Way, 2011-2021), dans laquelle l’artiste a réécrit ligne après ligne, page après page, l’odyssée joycienne sur les trottoirs des nombreuses villes qu’il a traversées « avec » le texte de l’écrivain irlandais. La vidéo qui donne son titre à l’exposition, réalisée par Julien Devaux et Yvan Boccara, (Brouhaha, 2021), vient clore un cycle d’actions commencé il y a plusieurs années et s’achevant dans la capitale phocéenne. L’artiste arpente la ville et ses méandres, ruelles, placettes et autres boulevards, frottant le livre (réel) à tous les reliefs et aspérités de la cité – murs en pierre, grillages, portails métalliques – jusqu’à le faire disparaitre entièrement, ses fragments se dispersant dans la ville en une sorte de métaphore de l’évaporation du langage et de la littérature. Avec cette vidéo, Norman redouble le sens de cette performance qui consistait à faire se dissoudre le récit dans la ville, de manière à la fois métaphorique et réelle – puisque la craie avec laquelle le texte était écrit sur l’asphalte était vouée à s’effacer sous la semelle des passants.

Une autre grande quête de l’artiste est celle qui consiste, comme nous l’évoquions plus haut, à transformer la matière textuelle – que l’on appréhende généralement dans la lenteur nécessaire au décryptage de la langue et de sa traduction – en signes graphiques. Autrement dit, de transformer le temps long de la lecture d’un livre en sa réception instantanée sous la forme d’immenses fresques telles qu’il a pu en réaliser en ce même endroit du Frac PACA en 2013. Norman y avait réécrit À la Recherche du temps perdu en autant de pages manuscrites, qui, réunies bout à bout, formaient un énorme panneau de plusieurs mètres carré. Mais c’est au MAC VAL, avec la fresque composée par la réécriture de son premier ouvrage, Le Grand Mékong Hôtel – dont le processus de création participe d’une véritable expérimentation littéraire –, que la trajectoire artistique de Norman prend pour la première fois une dimension monumentale. Occupant plusieurs dizaines de mètres carrés de cimaises dans la grande nef du musée de Vitry., cette fresque scripturale permettait de visualiser d’un seul coup d’œil l’ensemble de « l’écriture » d’un livre. Avec Le Grand Mékong Hôtel, un nouveau pas était franchi. C’est l’écriture même de l’artiste, sa propre production littéraire, qui devenait la source de sa production plastique. Dans la pratique de Norman, les deux champs de la littérature et des arts plastiques ne cessent de s’interpénétrer et de s’enrichir mutuellement, sans fin.

Image en une : Jean-Christophe Norman, Brouhaha (Marseille), 2021, performance filmée par Julien Devaux.
Visuels : Ivan Boccara.

À Marseille, au Frac, ce sont les ouvrages Le Fleuve sans rives, de Hans Henny Jahnn, et Moby Dick, de Melville, qui font l’objet de deux nouvelles œuvres géantes. L’artiste y applique la même technique d’un mélange d’huile et d’encaustique, utilisant les pages des livres comme support pour y effectuer autant de marines ou de paysages « métaphysiques ». Travail titanesque qui redouble celui des écrivains et résonne avec la dimension sisyphéenne de l’écriture représentée par ces deux monstres de la littérature. La peinture laisse entrevoir par endroits le texte. Les deux paysages, celui, figuré, du texte et celui, palpable, de la peinture qui vient le recouvrir, se rejoignent, formant un tissu de nouvelles relations imaginaires.

Cette réflexion sur la temporalité et la réception de l’œuvre, magistralement déployée avec les deux œuvres précédentes, se prolonge au Frac avec la série des couvertures de journaux qu’il présente en vis-à-vis : ne laissant apparaître que le titre et quelques indices ténus d’identification sur les bords de ces journaux – en provenance du Moyen-Orient ou d’autres contrées exotiques du point de vue occidental – l’artiste a recouvert l’intérieur de la publication d’un paysage marin de la même tonalité, un Gris de Payne, qu’il a déjà utilisé pour enduire les pages du Moby Dick. Ici, l’artiste a certes voulu redoubler l’exotisme du voyage symbolisé par l’usage de ces journaux lointains, mais il semble aussi vouloir signifier, en faisant disparaître les colonnes d’un quotidien rempli de ce flux ininterrompu d’informations, que l’éphémère dont elles témoignent ne peut que s’effacer devant l’éternité de la mer sans cesse renouvelée.

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Image en une : Jean-Christophe Norman, Brouhaha (Marseille), 2021, performance filmée par Julien Devaux.

Visuels : Ivan Boccara.