Ismaïl Bahri
Sondes, Les Eglises, Chelles, du 12 octobre au 14 décembre 2014
Sommeils, Espace Khiasma, Les Lilas, du 10 octobre au 13 décembre 2014
Les travaux d’Ismaïl Bahri oscillent entre obturation du visible et révélation de l’invisible, à l’instar des expositions « Sondes » et « Sommeils » que l’artiste franco-tunisien présente cet automne en région parisienne. Aux Églises, le spectateur se heurte d’emblée à un impressionnant mur bâti spécialement pour l’occasion, sur lequel est projetée la vidéo Dénouement (2011). Ce mur a pour fonction d’obturer la lumière naturelle passant par les vitraux des Églises et permet, par là même, de faire advenir l’image filmique avec davantage de netteté. Un plan immobile, vide, se dresse tout d’abord face à nous, sorte de fond blanc neigeux scindé en deux par un trait noir vertical, tel un diptyque abstrait.
Puis ce simple trait noir s’active et se change en une ligne vibratile, alors qu’un personnage flou apparaît au fond de l’écran. La signification de Dénouement s’esquisse ainsi : l’artiste, relié à la caméra par ce fin fil noir, le rembobine peu à peu tandis qu’il se rapproche de l’objectif et descend dans le champ de l’écran. Le fil se tend et se détend à mesure qu’Ismaïl Bahri le manipule et que son corps envahit progressivement l’écran, jusqu’à se coller contre lui. Les vibrations du fil permettent alors de révéler les gestes des mains demeurés hors-champ dans les premiers moments de la séquence. L’image initiale immobile, vide, abstraite, floue, se trouve saturée par un corps que l’on devinait à peine au départ, et par des mouvements mécaniques, frénétiques qu’exécutent distinctement ses mains dans le gros plan final. Le geste de l’artiste, simple, méthodique, répétitif ne fait appel à aucune technique particulière. Il se lit comme une performance minimale maniant un matériau humble. Ce lent travail d’agrégation apporte donc son dénouement au film : le fil ligoté, enroulé, apparaît comme une mise en volume ou un condensé de l’espace qu’Ismaïl Bahri aura traversé face à la caméra.
À cette projection monumentale vient répondre Ligne (2011), qui passerait de prime abord pour une photographie de petit format. Mais, à y regarder de plus près, on perçoit une goutte d’eau sonder le pouls d’un bras nu et trembler au rythme des pulsations cardiaques qui l’animent. La gouttelette vient traduire le tempo interne du corps dans un subtil jeu de vibrations. Ismaïl Bahri affirme ici son souci du détail, du minuscule ou du « micro-événement », dans cette auscultation sensible du corps captant et amplifiant la moindre intensité parcourant l’organisme.
L’installation Coulée douce (2006-2014) synthétise les deux œuvres précédentes, réutilisant à la fois le fil noir et l’élément liquide. En effet, Ismaïl Bahri a déroulé une bobine de fil depuis le plafond des Églises, où se trouve une citerne, jusqu’au sol. Le fil sert de rampe à la chute des gouttes d’eau fuyant depuis la citerne surélevée, leur poids infime modèlant alors la courbure du fil, tandis que la couleur noire de ce dernier les rend visibles par contraste. Leur accumulation forme une sorte de collier de perles délicates qui s’entrechoquent, chutent, et dessinent au sol une flaque qui s’empare peu à peu de l’espace d’exposition. La nappe d’eau apparaît dès lors comme une surface réfléchissante où se révèlent des images : on y aperçoit notre propre reflet ou celui des murs et des vitraux. Le travail d’Ismaïl Bahri repose sur une grande économie de moyens, utilisant des matériaux choisis en fonction de leur capacité à révéler des gestes, des mouvements… Ils jouent aussi un rôle d’intemédiaire, de conducteur, véhiculant la course des gouttelettes, amplifiant les pulsations émises par les mains ou le corps l’artiste, reliant les espaces — le proche et le lointain, le terrestre et l’aérien.
Les dispositifs filmiques présentés à l’Espace Khiasma nous plongent enfin dans un dédale ombrageux où les images se dérobent à nos regards. « Sommeils » se construit en effet comme une expérience limite pour notre perception, celle de la pénombre ou de l’aveuglement. Un rideau obturateur placé devant l’objectif de la caméra (une simple feuille de papier ou un bout de carton) empêche toute image d’advenir. L’image n’apparaît alors qu’au gré des bourrasques du vent qui soulèvent le cache à la manière d’un volet qui bat et offrent une embrasure par laquelle subrepticement regarder. Nous restons donc dans l’obscurité lorsque les séquences sont enregistrées à l’ombre, ou face à une lumière vive dont les intensités varient lorsqu’Ismaïl Bahri tourne au soleil. Au mieux, la visibilité demeure réduite, instantanée, comme si nous fermions les yeux et n’effectuions que de manière très sporadique des battements de paupière. Notre vision reste voilée, bloquée, empêchée. Les objets que l’on perçoit furtivement (une ruelle, des passants, des bidons…) ne peuvent jamais véritablement se cristalliser en une entité stable. Nous demeurons en une situation de veille et d’attente assez inconfortable, aux aguets de la moindre trace de visible qui daignerait se révéler. Seule la bande-son de l’un des films présentés nous indique via une conversation entre l’artiste et des passants que nous nous situons dans les rues de Tunis. Les passants, intrigués par le dispositif dont se sert l’artiste, l’accostent et l’interrogent pendant qu’il filme. Ils cherchent à comprendre quelle est la fonction du cache disposé devant la lentille et commentent ou critiquent ce procédé qu’ils jugent parfois incongru. L’image obstruée sert finalement de vecteur d’échange, le rapport à autrui s’effectue par le biais de ce qui fait écran à notre vision et voile la perception.
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