Isa Genzken, Basic Research Paintings
ICA, galeries supérieures, Londres, du 30 Juin au 6 septembre 2015
De cet ensemble de peintures réunies sur les cimaises de l’ICA par Gregor Muir, directeur de l’institution londonienne, Isa Genzken dira peu de choses, comme à son habitude, mais une chose marquante : qu’elles ont été créées pour accompagner ses sculptures, pour être accrochées derrière, pour « décorer les salles où sont exposées les sculptures ». C’est d’ailleurs ce qui explique pourquoi elles n’ont jamais encore été présentées ainsi1 bien qu’elles aient été produites entre 1988 et 1991. Est-il utile de mentionner qu’à cette époque, Genzken était la femme de Gerhard Richter ? C’est peut-être amusant maintenant que l’on connaît en effet la destination première de ces toiles. C’est peut-être aussi tout à fait anecdotique, nous laisserons à chacun le choix de faire les rapprochements qu’il jugera pertinents, ou non.
De cet ensemble de peintures, donc, nous préférons dire la force avec laquelle il nous a surpris, troublé, fasciné, la liste pourrait être longue. Il est vrai que leur aspect « photographique » est hautement déconcertant, ce serait pour cela qu’elles n’auraient pas eu un grand succès en cette toute fin des années quatre-vingt2. Il y a de fait un anachronisme flagrant dans ce que l’on croit y déceler : des vues satellite d’un photo-réalisme saisissant, des « images » de déserts caillouteux, de terres infertiles, de planètes sèches aux surfaces râpeuses, de rizières abandonnées et de forêts denses… Des « images » donc, échappées de Google Earth une bonne dizaine d’années avant la création du logiciel en question. La palette de verts, de bruns, de noirs, de gris sombres et d’un peu de sépia a d’ailleurs quelque chose de « vidéo », surtout lorsque, par endroits, quelques pointes de couleur vive affleurent, ici un jaune presque fluo, là une once de rouge éclatant. Surtout lorsque, parfois, la surface apparaît comme pixellisée.
Si l’on se ressaisit et que l’on abandonne l’idée d’images digitales qui auraient pénétré le tangible, qui auraient outrepassé l’écran pour nous en offrir une vision non rétroéclairée, non mécanisée, si l’on oublie ce fantasme de réappropriation de visions que l’homme a contribué à rendre possibles mais qu’il n’a pas directement créées, si l’on déserte ce désir de reprendre le contrôle sur ce que produisent les machines que nous avons produites et qui font des choses que nous ne pouvions faire sans elles, si l’on se défait de cette tentation d’y voir une manière de re-physicaliser le numérique (impression que renforcent les bords peints des toiles qui tendent à objectifier ces dernières et les détachent du lexique de l’immatérialité de l’image sur l’écran), alors que voit-on ? Vaguement, ces reliefs figurés jadis dans les ouvrages de géographie ; peut-être des vues de maquettes de ces petits paysages qui accompagnent les projets de constructions avec leur figuration rêche d’espaces verts — mais sans habitat ni série de bureaux en vue, encore moins d’être humain, même sous forme de figurine plastique ; confusément, des zones naturelles encore vierges ou déjà dévastées ?
Pour autant, ce n’est pas une inquiétude qui point lorsque nous leur faisons face, presque plus une sérénité, de celle qui advient lorsqu’on observe le sable, évasivement et attentivement à la fois. C’est comme si nous observions la peau de la terre, des fonds marins, des ruines antiques, c’est un peu tout l’univers qui défile devant nos yeux sans que nous sachions sur quoi nous fixer, et de ce trouble permanent exulte l’intensité de cette peinture. Abîmé dans un vertige pascalien entre l’hyper physique et l’hyper digital, entre une écorce terrestre que l’on pourrait effleurer et les ratés de l’image mécanisée, d’une photocopie agrandie au centuple, rephotocopiée, scannée, d’une image du plus profond de la trame de l’image — des effets qui se situeraient entre les Polke dots et les glitchs de Guyton — notre œil zoome et dézoome sans cesse dans un même mouvement. S’approcher ne résout rien. À la grande frustration de notre intellect, tout ce que l’on aperçoit ce sont des traces d’empâtements raclés, de légères brillances, le grain de la toile. La rassurante physicalité de la peinture, en somme. En fait de vertige, rien d’autre qu’une matière colorée ayant imprégné un tissu. Une peinture toute picturale, un rapport de la surface à la profondeur tout à fait classique : planéité ou presque de l’étendue colorée, « figuration » d’une surface qui ouvre sur de potentiels lointains.
Pourtant, de figuration il n’est ici absolument pas question. S’agit-il alors d’une abstraction photoréaliste ? D’une image à la précision infinitésimale mais d’une image qui ne montre rien ?
De cet ensemble de peintures dont la contemplation nous aura plongés dans une profonde immersion, ce que nous dirons pour terminer, c’est que la « seule » chose qu’il représente, si l’on peut dire, c’est le sol de l’atelier de l’artiste. Ce même sol sur lequel elle concevait en parallèle les sculptures que l’on connaît, ses Fenster de béton notamment, et pour lesquelles elle cherchait des faire-valoir, elle le recouvrait d’huile, y appliquait ses toiles et, à grands coups de raclette, en impressionnait la consistance.
1 Cette exposition a précédemment eu lieu à la Fondazione Sandretto Re Rebaudengo à Turin du 29 octobre 2014 au 1er février 2015.
2 Simon Denny, « Out to lunch with Isa Genzken », entretien, Mousse n°22, février 2010. http://moussemagazine.it/articolo.mm?id=508
- Publié dans le numéro : 75
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- Du même auteur : Andrej Škufca, Automate All The Things!, LIAF 2019, Cosmos : 2019 , Mon Nord est ton Sud,
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