r e v i e w s

Homo Faber, Abraham Cruzvillegas

par Aude Launay

C’est d’une histoire de colonisation dont il est question ici. Colonisation d’une zone péri-urbaine de Mexico dans les années soixante, colonisation de nos espaces urbains contemporains par les rebuts de l’activité humaine et enfin colonisation des espaces d’exposition par ces mêmes résidus ramassés et agencés par les artistes. Au commencement, il y a la migration des parents d’Abraham Cruzvillegas vers la ville, la formation de communautés qui s’approprient, dès lors, les lopins de terre sur lesquels elles s’installent, puis, la construction progressive des maisons de cette banlieue improvisée. Bâties de bric et de broc, modifiées au fil du temps selon les besoins et les occasions, ces baraques de fortune donneront à l’artiste né là-bas le goût des choses « définitivement inachevées ».

Autoconstrucción est de celles-là, c’est un projet à long terme et aux ramifications multiples qui s’expose sous différentes formes. À l’expérience fondatrice de construction de la maison familiale, Abraham Cruzvillegas a puisé sa façon d’hybrider les matériaux pour créer des œuvres simples, à la composition organique. Depuis 2007 et entre New York, Glasgow, Los Angeles, San Francisco et maintenant Saint-Nazaire, cette entreprise collaborative a fait naître des films, des chansons, des performances… Nous retrouvons ainsi au Grand Café cet étrange véhicule produit en 2008 à Glasgow dans un atelier d’aide à l’insertion par le travail. Sur ses cinq roues, une carcasse de ferraille abrite un sound system et un vidéoprojecteur qui diffuse les images filmées à l’époque par une caméra embarquée dont le projecteur a aujourd’hui pris la place. Conduit par Cruzvillegas au travers des rues de la cité écossaise, il jouait des chansons écrites par l’artiste et mises en musique par des groupes locaux. Ici, il s’anime au rythme des coups de pédale des visiteurs qui, en faisant avancer ou reculer l’engin, modifient la taille de l’image et la promènent sur les murs de la salle.

Abraham Cruzvillegas Resource Room, 2010. Installation, tables, brouettes, plans, série de posters, série d'ouvrages, pierres, caisses de vins, plantes. Dimensions variables. Courtesy Galerie Kurimanzutto, Mexico. Photo : Marc Domage

 

 

Ailleurs, c’est une accumulation de documents : reproductions d’affiches révolutionnaires, cartes historiques de Mexico, entretiens filmés avec les parents de l’artiste et livres photocopiés. L’espace de cette Resource Room est agencé de manière à induire une certaine convivialité, tout du moins à donner envie au visiteur de prendre le temps de regarder les vidéos et de consulter les ouvrages reproduits de Blanchot, de poètes, de Cruzvillegas lui-même, en s’installant sur les sièges que forment des brouettes renversées maintenues en équilibre et des casiers à bouteilles retournés. Des plantes vertes ponctuent le display qui n’est pas sans évoquer les installations à vivre de Rirkrit Tiravanija. La prolifération des objets dans l’espace d’exposition fait écho aux questions de propriété de la terre et d’occupation des sols héritées de l’histoire personnelle de l’artiste mais qui résonnent universellement en ces temps de crise du logement quasi généralisée de l’Occident au Moyen Orient.

Seule dans une salle du rez-de-chaussée, Detumescent post-keynesian self portrait nostalgic of morning sex having a coffee with sugar (and a small chocolate), s’offre avec les dimensions d’une sculpture monumentale et la fragilité d’une structure instable. Associant de vieilles planches à la peinture écaillée à des tasseaux abîmés pour y suspendre un sac de toile, ajoutant à cela un élastique, des capsules de bières et un bout de ficelle trempé dans un mélange de café, sucre et chocolat, Cruzvillegas esquisse un portrait tout en nuances de la ville de Saint-Nazaire. Remémorant les liens historiques de la cité portuaire avec le Mexique et la zone caribéenne, la cordelette imbibée des délices de là-bas joue le rôle de contrepoids, physiquement absurde puisqu’elle contrebalance l’échafaudage de planches mais conceptuellement probant dans son évocation du poids de ces relations transatlantiques qui ont façonné la ville. L’activité maritime nazairienne a d’ailleurs engendré un phénomène d’autoconstruction en périphérie urbaine dans les quartiers où vivaient de nombreux employés des chantiers navals, documenté par Lara Almarcegui lors de sa résidence au Grand Café dans la série de photographies Auto-constructions (2002).

Ici comme chez nombre d’artistes, il est question du statut de l’objet trouvé et réinséré dans une production artistique mais le travail d’Abraham Cruzvillegas se distingue des pratiques contemporaines relevant de l’assemblage ultra-intellectualisé d’éléments mûrement choisis par une totale préséance du hasard. Il met en œuvre une esthétique du flâneur, du glaneur, un empirisme providentiel qui recouvre une indifférence pour le visuel tout à fait duchampienne. De chacune de ses sculptures, il aurait pu en être autrement. Pourtant, de ces objets trouvés qui, par association, sont convertis en objet d’art, émerge un récit cohérent, une forme suffisamment unifiée pour produire une matière sensible. Peut-être parce que l’autoconstruction est aussi une construction de soi ; une expérience nécessaire pour que l’homme, devenu, selon les mots de Thoreau, « l’outil de ses outils »1, se libère.

1 « men have become the tools of their tools », Henry David Thoreau, Walden.

Abraham Cruzvillegas, Autoconstrucción (extraits), le Grand Café, Saint-Nazaire, du 24 juin au 18 septembre 2011.

 


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