Henri Barande
Saatchi Gallery, Londres, 4 – 30.10. 2016
Henri Barande est un peintre assez mal connu du public français, et pour cause : il a très peu exposé dans ce pays dont il est ressortissant, non qu’il soit en délicatesse avec mais parce que, d’une manière générale, Barande montre peu sa production, pour ne pas dire pas du tout, faisant de cette rareté un des principes assumés de son travail. Il a cependant exposé dans de grandes institutions comme le mamco de Genève, la Kunsthalle de Zurich ou encore le musée d’art moderne de São Paulo, mais en général il n’expose qu’une seule fois dans un pays… Est-ce un rapport particulier à la mort qui explique cette attitude ? Un rapport qui se manifeste très précocement, lorsque jeune enfant il découvre les fouilles archéologiques de sa Tunisie natale, concevant dès lors un véritable émerveillement pour ces dernières, pour l’exhumation et la découverte de ces objets enfouis. Ce moment, qui fut pour lui l’un des plus excitants et les plus déterminants de sa vie, où « il découvrit l’énergie mystérieuse d’objets qui semblaient communiquer entre eux, en même temps que la tension entre une culture dominante et celle qu’elle écrase1 », le conduisit à façonner des milliers de sculptures pendant des dizaines d’années, avant de les enfouir et / ou de les détruire afin de n’en conserver que quelques ensembles significatifs et de ne les faire revivre qu’à l’état spectral dans ses peintures. Est-ce donc ce rapport particulier qui fait qu’il ne souhaite pas « s’éterniser » dans un pays pour y montrer une fois seulement sa production, avant d’en disparaître à jamais, à l’instar d’une petite mort réitérée ? Ou bien est-ce le prolongement logique d’une attitude très affirmée par rapport au système des beaux-arts : indifférent à tout plan de carrière, rétif à toute communication, fuyant les mondanités, rejetant toute logique spéculative, allant jusqu’à refuser de vendre ses peintures, de les légender et même de les dater ?
Les peintures d’Henri Barande viennent donc de loin, portées par une pratique « autiste » selon ses termes, celle de la création / destruction de ces sculptures — qu’il s’étonne lui-même de trouver encore plus archaïques que celles retirées lors des fouilles archéologiques de son enfance — dont les peintures représentent la dimension « solaire, lumineuse », lorsque les statues ne représentent que la face cachée. Exceptionnellement, un ensemble conséquent de ces sculptures était montré à la galerie Saatchi, même si sa présentation — dans un passage retiré — n’arrivait pas exprimer l’importance et l’absolue nécessité de sa réunion avec les peintures pour expliquer le potentiel imagier de l’œuvre de Barande.
L’image potentielle : c’est bien la qualification la plus adaptée pour désigner un œuvre peint dont l’aboutissement repose sur une succession / superposition de techniques, allant de la prise de vue à l’impression en passant par la numérisation et la solarisation (reposant au passage la question de ce qu’est l’acte de peindre). La complexité de l’obtention de ce premier degré se double chez Barande de la multiplication des sources qui empruntent à tous les registres iconographiques : historiques, archéologiques, médiatiques, scientifiques, privés. Le traitement intermédiaire consiste à agrandir démesurément les images de départ afin qu’elles pixellisent et produisent un effet de mosaïque (un effet qui n’est pas gratuit et qui renvoie historiquement à la plus grande intensité lumineuse de la mosaïque antique). C’est le paysage du monde dans sa totalité qui est convoqué dans cet accès infini à l’image, mais aussi le paysage de la peinture classique, de la vanité, du portrait, que ce processus de numérisation et d’agrandissement revisite en profondeur.
Avec la production de ces « syntagmes », nous ne sommes pour ainsi dire qu’à la première étape de la production de la peinture de Barande. Car ses peintures ne se voient jamais de manière isolée, elles vont toujours par paires ou par petits groupes1 ; les grandes salles de la galerie Saatchi permettaient de déployer quelques exemples de ces groupements, de ces juxtapositions d’éléments qui composent la « phrase barandienne » : ses peintures ne forment image (de manière définitivement incomplète) que dans un rapprochement physique qui nécessite un travail d’association (libre) de la part du spectateur. Bien sûr, il n’est pas question d’aléatoire : Barande ne dispose pas ses peintures au hasard, aucun tirage au sort ne prélude à leur rapprochement qui est éminemment sensible, affectif, voulu. Mais au final, c’est cet entre-deux qui est producteur d’une image potentielle qui se formera dans l’esprit du regardeur, une image dont la production est partagée entre le peintre et son récepteur. Ses peintures (ou ses groupes de peintures) ne sont, ne peuvent jamais être vues deux fois de la même manière puisque tout dépend de la puissance d’imaginaire dont dispose le regardeur et de sa capacité à effectuer des rapprochements qui lui appartiennent en propre2. Il y a un aspect proprement vertigineux, au sens mathématique du terme, dans son œuvre, puisque ces combinaisons sont potentiellement infinies : seule la capacité du lieu limite la possibilité physique de les associer, le désir et l’humeur de l’artiste, la sensibilité du regardeur de les recombiner.
1 Michel Weemans, « La grande image », in The Work Beyond, catalogue de l’exposition à la Saatchi Gallery, Booth-Clibborn éd., p. 225 et sq.
2 « Leur présentation systématique par paires ou par séries implique que la perception d’une toile subit toujours l’influence de celles qui la jouxtent. Cet effet, qui n’est pas loin de celui que Koulechov avait théorisé pour l’image filmique, se répercute également entre images distantes dans les phénomènes d’échos visuels favorisés par la ligne continue de leur présentation. Ainsi, la perception d’images potentielles dans plusieurs tableaux invite-t-elle à la reconnaissance de virtualités plus implicites dans d’autres. » Michel Weemans, art. cit.
3 « Les images potentielles dissimulées dans l’œuvre de cet artiste nous amènent à travers l’expérience de la bistabilité perceptive à éprouver une phénoménologie originaire de la vision et posent la question fondamentale de la part de pensée ou d’interprétation qui accompagne en effet la perception. » Michel Weemans, art. cit.
- Publié dans le numéro : 80
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- Du même auteur : Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac, Anozero' 24, Biennale de Coimbra, Signes et objets. Pop art de la Collection Guggenheim au Musée Guggenheim, Bilbao, Nina Beier au Capc - Musée d’art contemporain de Bordeaux,
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