r e v i e w s

Gaillard & Claude : hybridité des objets, fluidité des formes

par Pierre Ruault

FRAC Normandie-Rouen, Sotteville-lès-Rouen
8.10.2022-12.03.2023

Cet automne, le FRAC Normandie-Rouen accueille une exposition particulièrement ambitieuse consacrée à Gaillard & Claude, sous le commissariat de son directeur, Vincent Pécoil. Celle-ci prolonge la première rétrospective de ces artistes au musée des Arts contemporains du Grand-Hornu en Belgique. Actif depuis le début des années 2000, le couple travaille entre la Normandie et Bruxelles. Très ancrés dans cette ville où ils ont élu domicile, ils participent activement à la vie artistique bruxelloise dans des cadres à fois institutionnels et alternatifs. Il est d’ailleurs notable de souligner qu’ils ont surtout été sollicités dans le cadre d’événements organisés par d’autres plasticiens, appuyant leur statut d’« artistes pour artistes ». S’articulant autour de trois séries majeures qui ont marqué leur pratique, cette manifestation du FRAC est l’occasion de revenir sur un corpus d’œuvres polymorphique particulièrement stimulant en termes d’analyse critique et esthétique. 

Le duo se place dans une posture d’artistes-chercheurs. Éloigné de toute spécialisation pratique, leur travail transdisciplinaire s’articule autour de différentes phases d’expérimentations et d’appropriations plastiques qui entrainent, à chaque occasion, un renouvellement de leurs techniques et de leur utilisation des matières. La façon même d’aborder les différentes étapes de production de leurs œuvres relève d’une approche purement conceptuelle de l’art, notamment dans la prise en compte des différents matériaux. Plutôt que d’un langage artistique identifiable, il serait mieux avisé de parler de « rhétorique esthétique » composée à partir d’un imbroglio de techniques industrielles, de formes, de sciences, de socio-politique et de jeu sémantique. Celui-ci produit toujours volontairement un certain nombre d’interrogations énigmatiques, tenant à la fois à la nature des choses exposées et au contexte social qui les entoure, ouvrant ainsi la porte à un potentiel multiple d’interprétations subjectives. En ce sens, Denis Gielen parle très justement de leur travail comme d’un « art des anomalies et des exceptions », qui redéfinit la frontière entre normalité et anormalité.

La nature même de la réflexion et de la production de Gaillard & Claude évoque la pensée épistémologique d’un Bruno Latour sur l’arrivée de nouveaux « objets étranges » qui envahissent notre monde : « [La] confiance dans la modernité ne sonne plus très juste, ni en art, ni en économie, ni en politique, ni en science, ni en technique. » La fin du régime du progrès et de la surabondance de notre société « moderne », à l’heure du développement d’Internet, devient une source féconde dans la production de discours alternatifs. Dans les années 2010, ce changement de paradigme a profondément marqué la génération dont est issu ce couple d’artistes. Cette transition s’incarne dans leurs œuvres par l’apparition de dispositifs d’hybridation des formes, des matériaux et des discours.

Gaillard & Claude, Le Groupe et la Famille, FRAC Normandie, 2022. Photo Clerin Morin

Entre 2010 et 2012, le duo produit une série de peintures, « Le Groupe et la Famille », réalisée à partir de papiers marouflés de macules de peintures au moyen d’une vieille technique d’édition : le marbrage. Celle-ci opère par une mise en contact entre des pigments et des liants avec une feuille de papier posée à la surface d’un bac rempli d’eau. L’utilisation du marbrage transforme subtilement chaque composition picturale en une abstraction psychédélique, proche du dripping, qui dérive de la non-possibilité de gérer ce procédé pour de tels formats. Il y a donc une appropriation consciente de la donnée du hasard comme ingrédient du processus créatif, même si celui-ci peut être plus ou moins contrôlé à l’aide d’une baguette. Chaque peinture conserve singulièrement un aspect fluide et minéral comme réminiscence directe de ce processus. Conçue comme une propriété essentielle de leur peinture, la fluidité initie la souplesse. Ces proliférations de taches sur un même format évoquent l’utilisation de compositions similaires à l’encre utilisées à des fins thérapeutiques par des psychiatres, comme Hermann Rorschach, dans les diagnostics de certains troubles psychiques comme la schizophrénie ou l’autisme. Issue de l’accident, cette abstraction picturale est pour le spectateur une forme de mise à distance et de lâcher-prise qui se prête au jeu de projections interprétatives. 

Poursuivant cette réflexion autour du thérapeutique et du médical, Gaillard & Claude intègrent en bas de chaque cadre un cachet de paracétamol surdimensionné réalisé par leurs propres soins. Le caractère surdimensionné du comprimé renvoie à l’idée d’une « drogue de pyjama », un placébo inoffensif, qui devrait être administré collectivement. La forme arrondie et la couleur monochrome blanche définie du médicament se détachent aisément de la composition polychrome et informelle, comme une sorte de note de bas de page ou de ponctuation qui conclurait l’œuvre. L’association par les artistes de la technique hasardeuse de la marbrure et de cet élément médical souligne également un lien de cause à effet entre plusieurs données qui se situent toujours en opposition : la polychromie / la monochromie, l’artisanat / l’industrie, la maladie / le remède, etc. À l’heure de l’accroissement d’un malaise généralisé, ce croisement entre le thérapeutique et le créatif serait peut-être la solution pour se soigner contre la gravité ambiante post-Covid au moyen de l’humour et du hasard.

Ce jeu d’hybridation des formes dans la conception d’objets étranges est sans doute le plus marqué dans Orchestral Issues (2015-2016). Il s’agit un dispositif réalisé à partir de sculptures en plâtre aux formes insolites accrochées sur des supports d’instruments de musique utilisés lors de concerts ou d’enregistrements studio. Ce groupe sculpté forme un étrange ensemble philarmonique surréaliste qui puise son inspiration formelle dans les collections vernaculaires du musée des Instruments de musique de Bruxelles. Leur morphologie bizarre est le résultat d’un croisement de formes organiques, techniques, végétales, identifiables comme des dents, des glands, des pantalons ou encore des os. Mais notre regard est également troublé de manière incongrue par une forte connotation érotique, qui déborde largement de chaque objet exposé. À y regarder de plus près, on reconnaîtra facilement des orifices, des fentes de fessier, ou encore des phallus en érection… Chaque pièce exposée est à la fois l’instrument de musique qui ne demande qu’à être joué et l’acteur-musicien qui attend sa représentation future. Cette double identité a d’ailleurs été illustrée par les artistes et Lili Reynaud-Dewar dans la publication Oompah, Tom-tom, Tootle-too & Toot (2017), qui met en scène le dialogue entre quatre membres de l’orchestre dans les coulisses d’une salle de concert. Cet ensemble instrumental hybride semble être directement tiré du fabuleux « gala des incomparables » qui devait distraire les naufragés du mythique roman Impressions d’Afrique de Raymond Roussel. Ce rapprochement hypothétique inscrirait alors Gaillard & Claude dans une filiation artistique et littéraire des « machines célibataires », marquées par les figures de Marcel Duchamp, Francis Picabia ou encore d’Alfred Jarry. 

Gaillard & Claude, Baloney!, FRAC Normandie, 2022. Photo Clerin Morin

Chaque série d’œuvres, issue de ces différentes phases expérimentatrices, porte un regard désenchanté et critique sur notre époque contemporaine, sans toutefois tomber dans le piège d’une forme d’obscurantisme fataliste et dépréciative. Alors que la surabondance de matériaux plastiques polluants est omniprésente dans notre environnement, au point de devenir sujet à polémique, Gaillard & Claude font de ce dernier un objet d’expérimentations au fort potentiel formel et physique. Dérivé du pétrole, le polyuréthane devient ainsi le matériau et le sujet principal de leur dernière série d’œuvres récentes : « Talking Baloney » (2020-2021), ensemble de bas-reliefs réalisés à partir de cette seule matière, qui possède des propriétés plastiques remarquables en termes de souplesse, de résistance et d’expansivité. Formellement, cette malléabilité visible du matériau rappelle les sculptures molles de Claes Oldenburg ou encore les œuvres chaotiques d’Anita Molinero. Des longs boudins sont fixés sur une surface en mousse sombre et indéfinissable en terme chromatique. Ces tubes sont noués sur eux-mêmes dans le but de produire une forme embryonnaire d’écriture en volume : « En donnant du volume par des boucles, des nœuds et des suspensions, on touche à la courbe d’une consonne, d’une voyelle ou d’une esperluette ». L’omniprésence du polyuréthane dans ces œuvres amène forcément à s’interroger sur la signification du choix du matériau utilisé, qui paraît ici volontairement difficilement soutenable. Cette ambigüité est encore plus accentuée par la présence d’une étiquette « NON » fixée aux extrémités de chaque sculpture.

En perpétuelle mutation, les caractéristiques formelles et conceptuelles que nous avons pu rencontrer au fil de ces différentes productions plastiques rendent ardues pour le regardeur toute tentative de définition et de classification. C’est d’ailleurs, peut-être, cette indéfinissabilité palpable qui fait toute la richesse et la force de l’œuvre de Gaillard & Claude.

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1 Denis Gielen, « Le Pas-de-sens », Gaillard & Claude. A Certain Decade, Musée des Arts contemporains au Grand-Hornu, 2020, p. 3.
2 Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, essai d’anthropologie symétrique, Paris, Éditions de la découverte, 2021 (1997), p. 19.
3 Gaillard & Claude, Oompah, Tom-tom, Tootle-too & Toot, Dijon, Les presses du réel, 2017. 
4 Patrice Joly, interview de Gaillard & Claude, Zerodeux, https://www.zerodeux.fr/news/gaillardclaude-2/

Head Image : Gaillard & Claude, Orchestral Issues, FRAC Normandie, 2022. Photo Clerin Morin