r e v i e w s

Déplacer Déplier Découvrir

par Aude Launay

« Aboutir, arriver, conclure sont à mettre entre parenthèses, si possible. Préalablement maîtriser, c’est ne même pas commencer. C’est illustrer le déjà su. »1 C’est par cette citation de Simon Hantaï que Marc Donnadieu, conservateur en charge de l’art contemporain au LaM synthétise le propos de la dernière exposition dont il a assuré le commissariat : « Déplacer Déplier Découvrir, La peinture en actes, 1960-1999 ». Réunissant cinq peintres français généralement regroupés avec de nombreux autres sous le vocable d’« abstraits », il prend le parti de la séparation, d’une juxtaposition de cinq monographies des périodes de travail de chacun des artistes qu’il juge les plus en rupture avec l’inscription picturale qui était la leur jusque-là. Simon Hantaï, Martin Barré, Marc Devade, Jean Degottex et Michel Parmentier cohabitent donc dans des salles attenantes pour ce que Catherine Millet décrivit comme « une exposition décontextualisée pour s’attacher plus aux tableaux qu’au politique »2. Et en effet, même s’il est ici question de ruptures, de remises en question et de changements radicaux, c’est d’un point de vue plus artistique qu’historique que ces bouleversements sont présentés. Hermétiquement séparées par le labyrinthe des cimaises, les œuvres témoignent d’une histoire personnelle de l’artiste avec elles, laissant de côté les périodes parfois troubles dont elles sont issues. Cela libère-t-il le regard des contingences extérieures pour mieux le recentrer sur l’art comme a pu le faire en son temps l’avènement du white cube ou, au contraire, est-il juste de présenter des « révolutions picturales », si intimes soient-elles, loin de tout référent contextuel ? Il y a bien sûr quelques documents d’époque sous vitrine ça et là, mais là n’est pas le fond de la question. « Car l’art non-figuratif, du moins celui qui retient plus spécialement notre attention, n’est pas séparé de la vie ni du temps. On continue à parler d’art abstrait par commodité mais la plupart des peintres que nous présentons ne sont pas plus abstraits qu’un arbre ou qu’un galet. » dit justement Michel Ragon dans l’un d’eux.

Martin Barré, 64-C-3, 1964. © Adagp Paris, 2012. // Collection P. Cognée. Photo : A. Chudeau.

Il faut reconnaître qu’étrangement, l’exposition dans son ensemble dégage paradoxalement une véritable impression de sérénité. Nous déambulons entre les immenses Degottex, absolument sombres, pleins de cette mélancolie de la conscience des limites de la toile comme de la vie, pleins de cette abnégation dans la répétition, de cette désappropriation du moi qu’illustre si bien la technique des reports : encollage partiel de la toile puis application monochrome d’acrylique noire, pliage et traçage au tournevis de lignes régulières sur l’envers. La précision de la méthode est parfois contredite par les aspérités du faire mais c’est de là que naît l’intensité de l’œuvre : « RIEN avant. RIEN après. TOUT, en faisant… » déclarait à cet effet Degottex. Les Parmentier, plus loin, semblent lui répondre dans toute leur délicatesse et l’évanescence des gribouillages au pastel gris sur papier calque qui ondulent contre le mur. L’extrême fragilité des bandes de papier plié vient toiser l’épaisse laque noire des larges bandes déployées sur la toile qui leur fait face. Entre eux, la série des H de Devade est saisissante : la forme floutée d’un carré scindé et inversé flotte sur ces toiles auxquelles les encres, très liquides, apportent une profondeur et une luminosité troubles. Et s’il est inévitable de penser à Rothko, nous sommes pourtant loin de toute absorption au cœur de la toile ; la césure marquée au centre est là pour remettre la peinture à sa place, pour nous rappeler sa planéité et la faire résister aux sirènes d’un mysticisme hors de propos.

Si Hantaï ouvrait l’exposition en figure tutélaire de l’abandon à la factualité de la réalisation, c’est peut-être Barré qui condense le mieux l’objet de l’exposition. C’est en effet sur ses toiles sprayées de noir, de formats plutôt modestes, que le rapport entre distanciation et immédiateté est le plus évident. Distanciation dans l’évitement de l’expression trop personnelle, immédiateté de l’acte de peindre avec le résultat de cet acte, dans l’évidement de la surface pour qu’elle ne porte plus que l’adéquation du moment de la peinture avec sa trace. Cette dialectique inhérente à la question du geste se résout chez chacun des cinq peintres présents dans le dépouillement, l’allègement, la réduction des moyens picturaux comme de leurs fins. La peinture s’émancipe alors pour devenir un discours sur la méthode tandis que la règle auto-imposée trouve son sens dans la transgression.

1 Simon Hantaï, in Donation Simon Hantaï, Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 1997, p. 35.

2 Lors du débat organisé à l’occasion de l’ouverture de l’exposition, le 2 mars dernier, qui faisait intervenit Philip Armstrong, Geneviève Breerette, Catherine Millet, Michel Nuridsany et Marc Donnadieu.

 


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