Denis Savary par Samuel Gross
La pratique de Denis Savary est multiple. Elle se décline tant en dessins, vidéos, installations, qu’en scénographies ou mises en scène et se structure autour d’un usage complexe de l’exposition et d’une curiosité foisonnante. Comme dans un jeu de dominos, une pièce en fait basculer une autre et au final, les pièces s’enchaînant, le tout compose un vaste pattern au motif étrange, sorte de plan de ville ludique.
Le dessin est, avant tout, pour Denis Savary, un moyen de collectionner des images. Ainsi l’artiste détoure très soigneusement mais de manière lacunaire, au centre de feuilles A4, des scènes que l’on peine à distinguer. Cette ample série de dessins propulse le spectateur au cœur d’un vaste carnet de croquis, mais les quelques lignes précises ne sont qu’esquisses que chacun est libre de compléter.
Cette sensation de suspens est aussi perceptible dans une autre série de dessins dans laquelle, au centre d’une feuille de papier standard, trois cases presque entièrement noires se répètent. Cette fois, le protocole fait appel à nos souvenirs communs : l’artiste a dessiné dans la première case un motif renvoyant à l’histoire de l’art, qu’il a ensuite estompé au buvard avant de le reproduire dans la case suivante en le rendant à son tour peu distinguable et ainsi de suite. On devine dans les trois cases sombres une structure, des plans, des figures, autant de projections de notre musée individuel, dans ce système répétitif évoquant autant le cinéma et la bande dessinée que les prémices de la photographie. Cette précision curieuse dans l’indistinct est encore plus explicite dans une série de taches d’encre qui contiennent un quadrillage minutieux. Ainsi les filaments accidentels, les variations de densité de teintes, les textures variables semblent être des relevés extrêmement précis d’une géographie insulaire.
Les basculements du réel et la narration simple que propose le dessin sont le sujet même des deux dessins animés réalisés par Denis Savary. La technique de l’animation y est très rudimentaire. Utilisant la même feuille de papier, la photographiant à plusieurs reprises, l’artiste laisse apparents les effacements successifs. Très sommairement évoqués, de petits personnages, souvent seuls, sont les héros de saynètes absurdes voire cruelles.
Ses vidéos traquent dans le réel de semblables possibles. Aucune mise en scène n’est établie par l’artiste. Seul, par hasard, souvent près de chez lui ou de son lieu de résidence, il saisit un instant dont la texture est complexe. Les plans fixes sont autant accidentels que paraissant gorgés de références. Ainsi le cadrage de la tour démolie d’un clocher sur laquelle deux alpinistes s’entraînent à la tombée du jour paraît se souvenir de nombre de tableaux romantiques. Les mouvements, les actions saisies sont autant de temps de latence, parfois nonsensiques, dans le continuum des actions humaines. Un être dort sur des marches d’escalier. Une figure de dos marmonne dans une forêt. Un plongeur s’ennuie dans un point d’eau. Ces marionnettes semblent filer autant de métaphores de l’artiste face au monde.
Denis Savary débusque dans l’histoire personnelle des artistes qui l’intéressent les détails de leur étrangeté. D’Oscar Kokoschka, il gardera l’obsession de l’artiste autrichien à conserver une poupée grandeur nature de sa maîtresse comme compagnie dans son atelier. Le jeune artiste fit refaire, suivant les descriptions que celui-là donna à son marionnettiste, plusieurs versions d’une même poupée. S’inspirant de la haine soudaine de Felix Valotton pour sa maîtresse qui lui fit détruire les bois de sa célèbre série des « intimités » en tranchant systématiquement la tête de la femme représentée dans les scènes, Denis Savary reproduira ainsi cette série entière avec ses brutales lacunes reportées. Connaissant le goût étrange pour la collection d’objets de carnaval de James Ensor, il fit reproduire presque à l’identique un masque abandonné sur une banquette, tel qu’il put le voir dans la maison-musée de l’artiste à Ostende. S’appropriant de manière très personnelle certaines figures historiques, il rend visible son propre bagage foisonnant et curieux.
À ces éléments transférés s’ajoute une vaste série d’œuvres peintes en noir dont la plupart semblent avoir une valeur d’usage. Chacune d’elles est autant de possibles musées portatifs vides. En effet, on peut s’imaginer pousser, revêtir, plier, porter tous ces objets. Ils sont autant de socles, d’espaces de monstration, d’outils de présentation. Ces sculptures sont des couvertures ingénieusement dessinées pour une encyclopédie volatile.
C’est par ailleurs ce potentiel contenu encyclopédique qui est mis en scène dans le premier spectacle de la compagnie de danse fondée par Denis Savary et son amie Delphine Lorenzo. Dans Victorine, la danseuse prend des poses sur une table noire. Son corps nu devient une matière à modeler. Les images s’entrechoquent proposant une lecture poétique d’une certaine histoire de la sculpture.
Ce foisonnement quasi littéraire de références remises en jeu et emboîtées les unes dans les autres se perçoit de manière encore plus forte dans son étrange pratique de l’exposition. Les réponses qu’il donne aux invitations qui lui sont faites ne sont jamais anodines : à chaque fois, il construit une narration par mots-clés, jouant avec ses œuvres et très régulièrement avec celles d’autres artistes qu’il n’hésite pas à intégrer. Il construit ainsi des phrases ; l’exposition se lit comme un roman auquel le titre donnerait une texture.
Comme Charles Fort1 qui passera sa vie à recenser, avec autant d’abnégation que de désillusion et de scepticisme drôle, des phénomènes paranormaux, Denis Savary accumule les indices d’un univers dans lequel les coïncidences ne sont que volontaires et les comparaisons infinies.
1 (http://www.paranormal-encyclopedie.com/wiki/Articles/Charles_Fort)
Denis Savary
By Samuel Gross
Denis Savary’s praxis is manifold. It is expressed in drawings, videos and installations as well as set designs and mises en scène, and structured around a complex use of the exhibition and a hectic curiosity. As in the game of dominos, one piece causes another to topple over, and, in the end, the whole thing forms a huge pattern with a strange motif, a sort of larksome city plan.
For Denis Savary the drawing is above all a way of collecting images. So the artist, very carefully but incompletely, outlines, in the middle of sheets of A4 paper, scenes that can barely be made out. This generous series of drawings propels viewers into the heart of a vast sketchbook, but the handful of precise lines are merely sketches which anyone is at liberty to complete.
This sensation of suspense can also be picked up in another series of drawings where, in the middle of a standard sheet of paper, three almost completely black compartments are repeated. This time, the procedure calls on our shared memories: in the first compartment the artist has drawn a motif referring to art history, which he has then blurred with blotting paper before reproducing it in the following compartment, rendering it in turn not at all easy to make out, and so on and so forth. In the three dark compartments we can detect a structure, plans, figures, so many projections of our individual museum, in this repetitive system conjuring up as much film and comic strip as the beginnings of photography. This curious precision in something indistinct is even more explicit in a series of ink stains which contain a painstaking gridding. So the accidental filaments, the varying densities of the hues and the variable textures seem to be extremely exact data of an island geography.
The shifts from reality to simple narrative proposed by drawing are the actual subject of the two animated drawings made by Denis Savary. In them the animation technique is very rudimentary. Using one and the same sheet of paper, photographing it several times over, the artist leaves the successive erasure apparent. Small characters, very summarily evoked, and often alone, are the heroes of absurd not to say cruel cameos.
His videos flush out possible similarities in reality. No mise en scène is established by the artist. By chance, though, often near his home or place of residence, he will just grasp an instant with a complex texture. The static shots are as accidental as seemingly bristling with references. So the framing of the demolished tower of a belfry on which two mountaineers are training at nightfall seems to be bearing several romantic pictures in mind. The movements and the actions pinpointed are so many latent, at times nonsensical, moments, in the continuum of human actions. A person sleeps on the steps of a stairway. A figure seen from behind mumbles in a forest. A diver looks bored beside water. These puppets seem to offer so many metaphors of the artists facing the world.
Denis Savary flushes out, in the personal histories of artists who interest him, the details of their strangeness. From Oscar Kokoschka, he will retain the Austrian artist’s obsession with keeping his mistress’s life-size doll as company in his studio. Following the descriptions given to the puppeteer, the young artist made several versions of the same doll. Drawing inspiration from Felix Valotton’s sudden hatred for his mistress who made him destroy the wood of his famous series of “intimités/intimacies” by systematically cutting off the head of the woman depicted in the scenes, Denis Savary would thus reproduce that entire series with its brutal lacunae transferred. Knowing James Ensor’s strange liking for collecting carnival objects, he had reproduced, almost identically, a mask abandoned on a bench, the way he had seen it in the artist’s house-cum-museum in Ostende. By appropriating certain historical figures in a very personal way, he makes his own plentiful and curious baggage visible.
Added to these transferred elements is a huge series of works painted black, most of which seem to have a use value. Each one of them is so many potential empty portable museums. You can actually imagine pushing, covering, folding and carrying all these objects. They are so many stands, display spaces, presentation tools. These sculptures are ingeniously designed covers for a volatile encyclopaedia.
It is, moreover, this potential encyclopaedic content which is presented in the first spectacle put on by the dance company founded by Denis Savary and his friend Delphine Lorenzo. In Victorine, the female dancer poses on a black table. Her naked body becomes matter for modeling. The images clash, proposing a poetic reading of a certain history of sculpture.
This almost literary seething mass of references involved and dovetailed is seen in an ever stronger way in the artist’s strange exhibition praxis. The replies he gives to invitations made to him are never ordinary: each time, he constructs a narrative through keywords, playing with his works and very regularly with other artists’ works, which he does not hesitate to incorporate. He thus builds sentences; the exhibition is read like a novel to which the title gives a texture.
Like Charles Fort1 who would spend his life listing paranormal phenomena, with as much abnegation as disillusion and droll skepticism, Denis Savary accumulates the clues of a world in which coincidences are merely deliberate and comparisons infinite.
1 (http://www.paranormal-encylcopediue.com/wiki/Articles/Charles_Fort)
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