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+ de réalité

par Eva Prouteau

+ de réalité
Abstraction Fête

Le défi s’annonçait complexe à relever : six artistes (Jean-Gabriel Coignet, Claire-Jeanne Jézéquel, Pierre Mabille,Véronique Verstraete, Erwan Ballan et Nicolas Chardon), tous impliqués de façon personnelle dans l’abstraction, ont pensé cette question ouverte, sélectionné des œuvres qui leur étaient chères, et travaillé collectivement sur un accrochage en forme de dialogue. Ce chantier conséquent, amorcé par l’école régionale des beaux-arts de Nantes dès janvier 2006, a cerné son objet de recherche via des entrées multiples, n’écartant aucune piste interrogative et privilégiant les réponses concrètes qu’apporte la pratique des œuvres. C’est la première qualité de l’exposition + de réalité : ce bilan réflexif se formule sans dimension magistrale, sans démonstration théorique forcée, et les œuvres ne ploient pas sous l’instrumentalisation des discours.
La stratégie de chaque artiste-commissaire reste avant tout perceptuelle, et ce plaisir de la confrontation esthétique irrigue l’ensemble de la proposition. Pierre Mabille choisit deux figures tutélaires, François Morellet et Richard Tuttle, pour articuler autour de la notion de hand-made des territoires hybrides : géométrie perturbée, jeux de mains, survivances fantômes de formes préexistantes ( les sculptures ovnis de Peter Soriano), enjeu décoratif (Viallat ou Fanchon), polysémie référentielle dans le hors-champ de l’œuvre…
Claire-Jeanne Jézéquel ouvre quant à elle son accrochage par une danse, dans laquelle Elisabeth Ballet et Renée Levi confrontent leurs courbes sculpturales entre rigueur construite et volupté fluide. Elle réunit des œuvres qui, « bien que produites concrètement et similairement à d’autres objets du monde, ne sont identiques à rien sinon à elles-mêmes », à l’instar de cette colonne polychrome de livres de poches signée Stephen Dean ou de la stèle en agglo de Willi Kopf. En face, Erwan Ballan s’attache à la notion d’écran, celui qui révèle ou qui brouille, qui modifie ou annule, qui contient ou laisse échapper. Sa sélection est dense, flirte avec le pop, et débute par une conversation en connivence avec C.J Jézéquel. Quand cette dernière pose au sol un incroyable monochrome de plexiglas (Gerwald Rockenshaub) qui joue avec la lumière et sort de lui-même à l’heure où le soleil se couche sur la Loire, Erwan Ballan répond par un cadre qui s’ouvre vers la transparence et réfléchit l’architecture du lieu (Pierre Buraglio).
Entre Donald Judd, John Mac Cracken, Olivier Mosset ou François Perrodin, Jean-Gabriel Coignet tisse une cohérence de « formes qui s’interposent ». La gamme chromatique travaille en échos, avec dominante rouge (Morellet, Mosset, McCracken), noire (Perrodin), grise (Judd) et blanc évanescent (Fritscher). Seuls les volumes d’Elisabeth Vary explorent un matiérisme pictural métissé, peau quasi-expressionniste tendue sur de petits corps géométriques. En fin d’espace d’exposition, Nicolas Chardon considère l’image de et dans l’abstraction, et comment cette dernière « est à présent intégrée, sans héroïsme et sans drame, au vocabulaire des pratiques abstraites. » Son choix d’œuvres fait la part belle aux lignes brisées (le fabuleux miroir d’Heimo Zobernig), aux verticales et aux diagonales dynamiques (Karina Bisch et Katja Strunz), aux cassures de rythme (le minuscule Grêlon noir d’Evariste Richer en ponctuation joueuse) et aux clashes formels (le monolythe blanc à obsolescence programmée de Gyan Panchal versus les éclats pourpres de la Louise de Karina Bisch). Quant à Véronique Verstraete, elle dissémine sur l’ensemble du lieu une constellation structurée par « l’autonomie de l’œuvre et l’approche qu’elle suggère, ou affirme, pour ce qui concerne sa vocation à une certaine fonctionnalité ». Une très récente et très réussie Furniture Sculpture de John Armleder, une lévitation magnétique mise en scène par Zilvinas Kempinas (qui expose en solo au Grand Café de Saint-Nazaire en juin), une lumineuse revisitation du socle par Michel Verjux : comme une confirmation de la diversité des approches de l’abstraction qui définit l’essence même du projet + de réalité.
Ce panorama décidément très réussi installe le Hangar à Bananes parmi les grands lieux d’art contemporain nantais. Après les passages du Frac (Rouge Baiser), du Lieu Unique (Erwin Wurm) et aujourd’hui de l’école régionale des beaux-arts de Nantes, on espère avec beaucoup d’impatience l’ouverture de cet espace à des projets associatifs aventureux, pour que la synergie entre les différents acteurs (institutionnels ou non) de l’art contemporain à Nantes et en Pays de la Loire ne soit pas seulement un vœu pieux mais acquiert très vite…+ de réalité.

+ de réalité, école régionale des beaux-arts de Nantes, au Hangar à Bananes, Nantes, du 10 avril au 8 juin 2008.

Vue générale de l'exposition + de réalité, école régionale des beaux-arts de Nantes, Hangar à Bananes, Nantes. Au premier plan à gauche : John M. Armleder, Sans titre, Furniture Sculpture, 2008. 8 tables en formica, tubes fluorescents. Collection Fonds cantonal d'art contemporain, Genève. Courtesy de l'artiste. Au centre : François Morellet, Beaming, 2002. Alucobon rouge. Courtesy de l'artiste. Photo Marc Dieulangard.

Vue générale de l’exposition + de réalité au hangar à bananes, John Armleder, François Morellet


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