r e v i e w s

Circonférences

par Eva Prouteau

Le Carré, scène nationale et centre d’art, Château-Gontier, du 5 au 7 mars 2015

Passionnante première biennale Circonférences, qui a rassemblé le temps d’un week-end à Château-Gontier des explorateurs de ce format très particulier qu’est la conférence conçue comme médium artistique, où l’on put notamment découvrir les étranges Jean Boucault et Johnny Rasse, chanteurs d’oiseaux depuis leur enfance, qui ont déplacé leur talent mimétique dans le champ de l’art. Outre le caractère extraordinaire de ce savoir donné en partage (savoir parler « oiseaux » en inventant des techniques d’imitation basées sur des pratiques primitives de chant), il faut s’arrêter sur l’étonnante intensité de présence de ces deux hommes, qui ont incorporé les espèces qu’ils interprètent par le chant mais aussi par la danse, et incarnent avec une dextérité insolite un répertoire de sonorités d’oiseaux des cinq continents, entre conférence et joutes sifflées, discussion improvisée avec le public et traduction musicale.

Le même soir, Loïc Touzé a performé une version inédite de sa conférence intitulée Je suis lent, retravaillée en collaboration avec le dramaturge Éric Didry : soit le récit captivant d’une vie de danseur qui prend sa source dans l’académisme pour s’épanouir dans la nouvelle danse et partir à la conquête de la « danse à venir », conceptuelle et débarrassée de toute norme — désapprendre pour comprendre, et réinventer.

Moins généreuse mais tout aussi aventureuse, la conférence de Nathalie Quintane reprit la fonctionnement de sa littérature écrite : une poésie du quotidien qui se structure par dérives constellaires et linéarité cassée, entrecroisée, empêchée, reprise. Des goitres aux hamadryades (les nymphes des arbres), des réflexions philosophiques de son cordonnier au goût invétéré des puissants pour l’amusement, Nathalie Quintane fait la maline en permanence, va trop vite pour sciemment semer derrière elle son audience, puis la récupère in extremis avec une blague piquante. Le but du jeu : explorer avec virtuosité l’« ensemble de toutes les conférences » et définir, par là même, en tout arbitraire goguenard, ce que pourrait être cet objet, la conférence d’artiste.

Chanteurs d'oiseaux : Jean Boucault et Johnny Rasse.

Chanteurs d’oiseaux :
Jean Boucault et Johnny Rasse.

En écho, ces mêmes ingrédients resurgirent dans la performance d’Antoine Poncet qui poursuit ses recherches érudites et divagantes sur le charabia. Un nouveau chapitre de son anthologie qui recense toutes sortes de textes hors des normes de l’entendement, écrits en alphabet latin et intraduisibles, s’est écrit, comme l’indiquait son sous-titre, « au gré des crises » : celles de la société et, en miroir, celles du langage. Des textes en martien transcrits par la médium Hélène Smith au poème éclaté de Camille Bryen, en passant par les incantations féroces de Laurent Quintreau, Antoine Poncet sut tracer des lignes incertaines pour révéler ces expressions libres, souvent méprisées ou cantonnées aux marges. Ce faisant, il délivra au public une conférence ovni, elle-même défiant parfois toute certitude d’élucidation, tour à tour balbutiée et déclamée par un corps étonnant, croisement fertile entre Ferdinand de Saussure, Samuel Beckett et Christophe Salengro.

Ainsi, il fut question d’anthologie mais aussi d’inventaire (Alexandre Périgot et son histoire de l’art traversée par le motif du rideau), d’abécédaire (Arnaud Labelle-Rojoux et son classement fourmillant de corps saisis en pleine chute) et d’encyclopédie. Autant d’appellations raisonnées qui tentent de structurer des obsessions très personnelles, pour mieux les partager sans doute : problématique très bien cernée au cours de la dernière conférence du week-end par Jean-Yves Jouannais, qui façonne depuis 2008 une improbable encyclopédie des guerres, de l’Illiade à la Seconde Guerre mondiale, en public, sur scène. Ce projet colossal est devenu le projet d’une vie : ou comment, par l’analyse de plus en plus précise de sa fascination pour ce motif (la guerre), Jean-Yves Jouannais parvient à se réfléchir, sur un mode à la fois grave et léger. Ce qu’il décrit comme une « machine orale, un atelier épique » soumis « aux phénomènes d’oubli, d’interpolation, de réécriture », une somme d’« ersatz mnésiques dispersés », lui permet donc de se rassembler intimement autant que de se diffracter en permanence, tel un personnage de roman à dimensions variables.

En conclusion, une fois formulé le constat d’un éclectisme réjouissant, comment relier ces différentes conférences-performances ? Peut-être par ce qu’elles induisent : une émancipation de l’imaginaire mais aussi une mise à nu, un manifeste des fragilités, si éloignées se tiennent-elles de la spécialisation docte comme de la représentation figée, libérées du carcan de la grosse production expositionnaire comme de la machine huilée du spectacle. En plein dans l’expérimentation, la prise de risque et la dé-maîtrise.

* Commissariat : Bertrand Godot