r e v i e w s

Chorégraphies suspendues

par Thomas Fort

Carré d’Art, Nîmes *, du 21 Février au 27 Avril 2014.

L’exposition « Chorégraphies suspendues », au Carré d’art de Nîmes, annonce un ton critique et politique dès la première salle parée de barricades. En plein cœur de l’année franco-vietnamienne, les commissaires Zoe Butt (directrice de Sàn Art à Ho Chi Minh-Ville, Vietnam) et Jean Marc Prévost nous plongent dans une mémoire perdue, oubliée ou occultée par un régime corrompu depuis le conflit international des années soixante. Ce parcours orchestré autour de huit artistes, tous originaires du Vietnam, s’articule autour de quatre points centraux : le déracinement, l’absence, les habitudes et les causalités. Par son amoncellement de meubles renversés, Ðinh Q Lê (Barricade, 2014) entame la réflexion sur les répercussions post-coloniales et la perte de tout un pan de l’histoire. Il interroge, avec cette installation conçue spécialement pour l’occasion, les liens qui peuvent être établis entre la prise de Ðiện Biên Phủ et le soulèvement algérien face au colonialisme français. Cet écho historique se teinte d’un aspect critique et d’une volonté de prise de conscience de la montée d’une nouvelle forme de conflits racistes. L’artiste réinterprète l’histoire de son pays en cartographiant un territoire en proie à un questionnement profond sur son héritage lié à une instabilité géopolitique intrinsèque, tout comme le dessinent d’ailleurs Tiffany Chung et Lena Bùi dans leurs œuvres respectives.

Ðinh Q Lê : Erasure, 2011, vidéo 2K HD, 7 min, couleur/son, photographies trouvées, pierre, fragments de bâteau en bois, ordinateur, scanner, site web dédié. Commandé par Sherman Contemporary Art Foundation, Sydney, Australia. Courtesy of the artist.

Ðinh Q Lê : Erasure, 2011, vidéo 2K HD, 7 min, couleur/son, photographies trouvées, pierre, fragments de bâteau en bois, ordinateur, scanner, site web dédié. Commandé par Sherman Contemporary Art Foundation, Sydney, Australia. Courtesy of the artist.

L’ évolution du pays stoppée par les ravages d’une guerre meurtrière laisse une nation dirigée par la censure et la propagande. Les progrès technologiques et urbanistiques opérés depuis une vingtaine d’années s’opposent à la permanence de la phraséologie propagandiste communiste imprimée en rouge sur les murs des villes et dévoilée par Nguyễn Huy An.
Cette couleur rappelle l’influence du parti communiste dans un pays qui commence à peine à émerger. Les rues de Saigon, par exemple, regorgent de traces du colonialisme mais aussi des conflits, avec des carcasses de tanks ou d’hélicoptères abandonnées. The Popeller Group s’amuse des contradictions d’un pays dont l’histoire ne subsiste que par bribes et dont les symboles persistants s’opposent par essence à la volonté de s’insérer dans une économie mondiale capitaliste : il transfigure le visage de Lénine en effigie pop en moulant un monumental collier à l’allure bling bling.

Nguyễn Huy An : "Un message local du gouvernement disant "accueillez chaleureusement l'élection de la 13ème assemblée nationale et de l'assemblée des représentants du peuple pour 2011-2016" Village Hai Boi Dong, District Dong Anh, Hanoi. Courtesy of the artist.

Nguyễn Huy An : « Un message local du gouvernement disant « accueillez chaleureusement l’élection de la 13ème assemblée nationale et de l’assemblée des représentants du peuple pour 2011-2016 » Village Hai Boi Dong, District Dong Anh, Hanoi. Courtesy of the artist.

Cet héritage politique manipulé par le régime est mis en scène dans une série de peintures graves et nostalgiques réalisées par Nguyễn Thái Tuấn. Les figures, aux visages effacés, s’ancrent dans des décors aux accents post-coloniaux, des intérieurs passés ou des architectures calcinées. L’exposition place très justement ces tableaux en continuité de la vaste installation Erasure de Ðinh Q Lê. Celle-ci met en écho le cadavre d’un bateau enflammé et une mer de photographies retournées face contre terre. Ces dernières conservent la mémoire d’un peuple contraint à l’exode et qui a laissé son histoire derrière lui. L’artiste opère un chantier titanesque d’archivage en vue de préserver les restes de ce temps que l’on a voulu effacer. Cet effacement résonne également dans les photographies journalistiques prélevées et privées de leur contexte par Nguyễn Trinh Thi qui exposent des anonymes signalant une zone indéterminée pour des raisons ici absentes.

Nguyễn Trinh Thi : Landscape series #1 (capture d'écran), 2013, Vidéo, DVD 5 min, couleur/son, cartes postales. Courtesy of the artist.

Nguyễn Trinh Thi : Landscape series #1 (capture d’écran), 2013, Vidéo, DVD 5 min, couleur/son, cartes postales. Courtesy of the artist.

« Chorégraphies suspendues » dévoile une création vietnamienne préoccupée par les problématiques politiques qui contraignent la liberté d’expression. Pour la première fois en France, on découvre cette jeune scène artistique qui ose critiquer et remettre en cause les fondements de son pays. Par un ensemble d’œuvres principalement constitué autour de vidéos et ponctué de peintures, sculptures et dessins, on entre au cœur d’une production rassemblée sur le questionnement d’une mémoire absente et d’une histoire arbitrairement stoppée dans son avancée naturelle. La dernière projection, monumentale, clôt un parcours fluide et épuré. Jun Nguyễn Hatsushiba braque sa caméra sur la résilience d’une population face à l’adversité. The Ground, the Root, and the Air : the Passing of the Bodhi Tree dévoile un pays régi par un quotidien millimétré. Les scènes filmées synthétisent de façon poétique le propos de l’exposition, à savoir un pays où « les hommes et les femmes apprennent à maintenir à flot leur existence ballottée par de perpétuels changements » dans lesquels le passé s’est oublié.

  • * Avec : Lena Bùi, Tiffany Chung, The Popeller Group, Ðinh Q Lê, Nguyễn Huy An, Jun Nguyễn Hatsushiba, Nguyễn Thái Tuấn, Nguyễn Trinh Thi.
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