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Casanova Forever, 33 expositons en Languedoc-Rousillon

par Patrice Joly

À l’hiver 1769, Giacomo Casanova quittait Barcelone pour rejoindre sa ville natale de Venise, dont il s’était évadé quatorze ans auparavant, traversant le Languedoc-Roussillon de part en part. Il n’en fallait pas plus à Emmanuel Latreille, directeur du Frac Languedoc-Roussillon et commissaire général de Casanova Forever, pour placer les trente-trois expositions disséminées dans les cinq départements de la région sous l’égide du grand libertin libertaire, qui insuffle sa vitalité à la manifestation.

Après Chauffe, Marcel ! en 2006 (autour de Marcel Duchamp) et La Dégelée Rabelais en 2008, le choix peut surprendre de cette figure tutélaire de l’aventurier-écrivain, immortalisée au cinéma par Donald Sutherland dans Le Casanova de Fellini, film d’illusion assumée où la chair est plutôt triste. Peu convoqué

Claude Lévêque, The Diamond Sea, 2010

Claude Lévêque, The Diamond Sea, 2010

dans le champ de l’art contemporain, le personnage de Casanova assuma pourtant sa part de modernité en identifiant sa vie à son oeuvre. « Ma matière est ma vie, ma vie est ma matière », est une maxime qui pourrait s’appliquer à de nombreuses démarches artistiques depuis l’ère Fluxus jusqu’à aujourd’hui. Fort heureusement, la plupart des artistes présents évitent de prendre pour source d’inspiration directe les éléments biographiques du Vénitien touche-à-tout, s’associant plutôt au « souffle » casanovien (matérialisé par Tom Friedman dans une suspension d’objets qui sont comme projetés dans l’espace, Up in the air, au Frac Languedoc-Roussillon), à ce panache pré-romantique que l’on assimile généralement à une sexualité débridée, mais qui correspond plus encore à la devise placée en exergue de son Histoire de ma vie : « Le seul système que j’eus fut celui de me laisser aller où le vent me poussait ».

Manifestation conçue comme un déplacement, une traversée du territoire languedocien, Casanova Forever trouve son point d’ancrage dans le port de Sète, cousine de Venise, avec l’exposition The Diamond Sea de Claude Lévêque au Centre régional d’art contemporain. Disposant d’espaces plus vastes qu’au Pavillon français de la Biennale de Venise de 2009, l’artiste amplifie et désincarcère la brillante noirceur de l’installation qu’il y présentait, Le Grand Soir. Claude Lévêque transforme les vastes espaces industriels du Crac en cales sombres et labyrinthiques, réservoirs de rêveries où se mêlent les références à l’enfance – par des images symboliques aux proportions démesurées comme la lanterne magique, le bateau en origami, ou la licorne – et à la mort, en particulier aux cimetières marins et à Mort à Venise, dont l’apothéose musicale, le fameux Adagietto de Gustav Mahler, résonne au ralenti dans l’espace. Des stroboscopes perturbent les

Thierry Mouillé, Le fruit du Hasard, 2002 (détails), photgraphie couleur

Thierry Mouillé, Le Fruit du hasard, 2002 (détails), photgraphie couleur

repères du spectateur, déjà déstabilisé par la pénombre bleutée et les filets de pêche qui entravent la circulation. Une violence extrême sourd, ici et là, des rais de lumière fulgurants, des reflets d’une longue lame de métal suspendue, évocation du seppuku japonais, et des pointes d’un immense cercle de métal dont la forme rappelle celle d’un collier anti-loup. Plus qu’à Casanova, c’est à Sade, son contemporain, et aux abîmes d’un monde désenchanté où le corps est nié et contraint, que l’on songe.

Second pilier de cette manifestation estivale, l’exposition Ecce Homo Ludens, au Musée régional d’art contemporain de Sérignan, fait écho à la figure du Casanova joueur. Ses curateurs, Hélène Audiffren et Cyril Jarton, ont envisagé le musée comme salle de jeux, et l’artiste en joueur, dans une « disposition générale au détachement, combinée à un esprit de défi ». Dans le jeu, métaphore de la création artistique, la liberté que sous-tend le hasard s’oppose à la fatalité d’une fin toujours attendue. Au rappel des grandes figures de la modernité, d’Arthur Cravan à Robert Filliou en passant par Marcel Duchamp, qui disait préférer les échecs à l’art, répondent des oeuvres plus contemporaines assumant leur improductivité : table de ping pong trouée de Richard Fauguet, dé blanc de Thierry Mouillé ou « billard artistique » filmé par Roman de Kolta.

Ailleurs, la force de vie inépuisable de Casanova se traduit par la vitalité des architectures destructibles de Grout et Mazéas, dans une mise en scène monumentale à la Chapelle des Jésuites de Nîmes, ou par de multiples références explicites à la matière, notamment chez Simone Decker, au Carré Sainte-Anne de Montpellier, où l’artiste dépose un immense tapis jaune spongieux, substance matricielle,

Didier Trenet, La feinte, 2010, projet de dessin mural pour le Musée Bibliothèque Pierre-André Benoît, Alès

Didier Trenet, La feinte, 2010, projet de dessin mural pour le Musée Bibliothèque Pierre-André Benoît, Alès

autonome, que le visiteur est invité à prélever et à exporter dans l’espace public. Vitalité associée au corps dans l’exposition du musée Pierre-André Benoît d’Alès, qui réunit les robes-autoportraits de Marie-Ange Guilleminot, les dessins libertins de Didier Trenet, et les photographies de jeunes filles complices de Paul-Armand Gette. Vitalité, également, alliée cette fois-ci à l’illusion, dans les miroirs vibrants de Vladimir Skoda à la galerie Alma de Montpellier, où le mythe de Casanova et l’art actuel trouvent peut-être leur point commun le plus juste, à savoir leur insaisissabilité.

Casanova Forever, 33 expositions en Languedoc-Roussillon, du 19 juin au 24 octobre 2010


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