r e v i e w s

Babette Mangolte

par Arlene Berceliot Courtin

Spaces to SEE, Musée d’art contemporain de la Haute-Vienne, château de Rochechouart, 1.03 —16.09.2019

« Spaces to See » est un titre au pluriel choisi par Babette Mangolte. Née en 1941, la réalisatrice franco-américaine a étudié à l’école de cinéma et de photographie à Paris. En 1970, elle décide d’aller à New-York motivée par le désir de voir certains films d’avant-garde de Jonas Mekas, Stan Brakhage ou Michael Snow dont le film Wavelenght  la marquera profondément.[1] De son œuvre, nous connaissons le travail de documentation des chorégraphes du Judson Dance Theater tels que Trisha Brown, Lucinda Childs, Simone Forti, Steve Paxton et Yvonne Rainer ainsi que son regard en tant que directrice de la photographie auprès de Chantal Akerman. Sa première rétrospective en France propose de recontextualiser son approche singulière dans un rapport analytique avec d’une part l’architecture et d’autre part le mouvement, figure centrale de l’œuvre. Dès le début de sa photographie, Babette Mangolte développe une nouvelle subjectivité en associant son propre déplacement à celui des chorégraphes. En découle un trouble certain de l’image et une visibilité donnée au mouvement qu’il soit perceptible à l’œil nu, ou non, comme dans Water Motor (1978) pour lequel elle filme à deux reprises une improvisation de Trisha Brown. En présentant cette pièce dès l’entrée de l’exposition, elle nous introduit à son positionnement technique hors-pair. Ses enregistrements sont parfois les seuls témoins de ces vocabulaires de gestes et de mouvements et laissent transparaître une urgence contrainte par les techniques de l’époque ainsi qu’un compte-rendu détaillé nécessaire à toute tentative de reconstitution[2]. Images fixes, images animées, le parcours oscille entre ces deux états et développe même une forme d’ubiquité lorsque l’artiste y ajoute le portrait de son loft new-yorkais de telle sorte que l’ensoleillement du château de Rochechouart offre à certaines heures de la journée un reflet similaire à celui des fenêtres de son homologue américain qui fut par ailleurs le lieu de tournage de son premier long-métrage, What Maisy Knew, en 1975.

Babette Mangolte, Film pour une échauguette, vue de l’installation au château de Rochechouart.

De fait,« Spaces to See » déploie une lecture tant synchronique que diachronique de l’espace, notamment à travers Film pour une échauguette dans lequel un cadrage serré forme la réplique exacte du paysage observé par la fenêtre quelques mois plus tôt. Au même étage, lui succède The Camera: Je or La Camera: I (1977), film séminal basé sur une analyse sémiotique de l’œil. Lors de sa réalisation, Babette Mangolte mit en place un procédé technique simulant l’enregistrement de la lentille photographique lors de l’obturation du diaphragme. En découle un plaisir d’identification immédiat du spectateur tant à l’image qu’à la voix off. Cette exploration de la caméra dite « subjective » est sans doute l’œuvre incarnant le mieux la pensée de la réalisatrice. Ici, le spectateur est non seulement témoin mais complice d’une tension entre photographe et photographié·e. Ce film, plus que tout autre, personnalise un rapport entretenu avec l’image tant fixe qu’animée, tout comme le passage de l’une à l’autre. Cette position omnisciente déploie parfaitement les changements de paradigmes, à l’œuvre sur l’ensemble du parcours, entre sujet dansant et dansé, photographiant et photographié, filmant et filmé.

Au dernier étage, nous retrouvons une typologie de portrait similaire présentant Richard Serra[3]. Face à lui, Yvonne Rainer se joue de la caméra[4]. Par une tentative d’épuisement du portrait ou de ses figurés, Babette Mangolte nous invite à rencontrer autrement ces deux artistes[5]. C’est véritablement par notre propre corps que nous devons dorénavant expérimenter l’image afin de développer un travail réflexif et physique autour de l’installation. S’en dégage une nouvelle typologie d’espaces.  Présence (2008), double projection accompagnée de tirages photographiques nous invite à revoir un film plus ancien appelé (Now) or Maintenant entre parenthèses, (1976), succession linéaire d’objets manipulés et répétition tant poétique que sémiologique célébrant le temps scopique du spectateur : son présent.

vue de l’exposition au château de Rochechouart.

[1] Réalisé en 1976 par Michael Snow, Wavelenght est unfilm emblématique de l’esthétique structurelle au cinéma. Cette œuvre présente un long zoom de quarante cinq minutes pendant lequel le réalisateur filme une photographie accrochée sur le mur d’un loft. Ainsi, la caméra impose à la fois son déplacement et son rythme lent à l’apparition de l’image.

[2] Tel fut le cas en 2011 lors de la programmation de Roof Piece de Trisha Brown par High Line, Public Art Commissions, New York. En effet, lors de cette recréation, les photographies de Babette Mangolte datant de Novembre 1971 ont été des témoignages précieux pour reconstituer les mouvements des danseurs placés sur divers toits de New York allant de 53 Wooster Street à 381 Lafayette.  

[3] Film Portrait of Richard Serra (1977), enregistré lors tournage de The Camera: Je or La Camera: I, puis finalement isolé. L’artiste était alors voisin de Babette Mangolte.

[4] Yvonne with Tape (1972) pendant lequel Yvonne Rainer improvise quelques actions sur son visage à l’aide d’un morceau d’adhésif, le tout sur fond de documents de recherche dus à l’élaboration simultanée de Live of Performers. La même année, la chorégraphe américaine réalisait son premier long métrage dont Babette Mangolte dirigeait la photographie.

[5] Il est d’ailleurs impossible de les percevoir ensemble puisque les deux moniteurs se font face, l’attention vers l’un nous détachant indéniablement de l’autre, et inversement.

  • Publié dans le numéro : 90
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