r e v i e w s

Apocalypstick au Confort Moderne

par David Evrard

Lise Haller Baggesen, Apocalypstick au Confort Moderne
23 juin au 29 octobre 2023

APOCALYPSE ET ROUGE A LEVRES

Je laisse des traces de mon passage
Sur tout ce que j’effleure avec mon maquillage
Apocalypstick
Apocalypstick*

*Paroles de la chanson écrite par Serge Gainsbourg et interprétée par Jane Birkin en 1978. 

Chicago, vide, la pandémie, le monde est une prison, les appartements des cellules. Lise Haller Baggesen trouve dans son atelier, au-delà du lieu de son entreprise artistique, une scène, un refuge pour sa famille et là elle va déployer un travail qui tiendra compte des contraintes qu’implique cette époque où nos villes sont des déserts. Elle va prolonger son « mothernism » (1) en photographiant Eleanor, sa fille, travestie de prom dress, ces robes typiquement étasuniennes, acrylique, polyester et satin, roses, jaunes, turquoises, robes de sirènes corsetées, la version pas chère et populaire de ce que Vivien Leigh pouvait porter dans « Gone with the Wind » (2) ou Mary Todd Lincoln (3) sur ses photos officielles. L’expression avouée de normes bourgeoises régressives, à la fois puritaine et décadente où, le temps d’un soir de faste, emballées comme des pâtisseries, les filles – c’est ce qui se dit dans pléthore de « teenage et campus serial » sur Netflix – pourraient là se dépouiller de leur virginale « nature » et entrer dans le monde. Lise et Eleanor, devenue égérie de sa propre mère, joue de ces rôles dans une campagne photos « glam et fait maison », comme le dit Kathy Alliou. 

Lise Haller Baggesen, photos de studio, avec sa fille Eleanor, 2020/2021

C’est le point de départ d’Apocalypstick (4). Toutes ces robes qu’utilise Lise qui sont dans l’exposition sont en acrylique satiné, il y a différentes gammes bien sûr de ces robes, celles-ci flirtent un peu avec le kitsch et c’est une matière particulière avec laquelle Lise a beaucoup aimé travailler. Ce tissu, glossy, satiné, qui absorbe vachement la peinture, comme le maquillage, une matière à plein d’endroits très satisfaisante, ambiguë en même temps mais un véritable exutoire, mettre de la couleur sur la couleur, c’est un exercice assez particulier et tu retrouves cela dans ses toiles : les couleurs ont cet effet perlé, légèrement satiné, comme si c’était des fards à paupières.  

 J’ai rencontré Lise lors de Tainted Love, à Nice, en 2019 (5), j’ai ensuite reçu une bourse qui me permettait de visiter des ateliers d’artistes à Copenhague et comme Lise était là, nous passions nos matinées ensemble dans son atelier. Yann a bien vu que j’étais tout le temps avec elle et il m’a demandé : « tu prépares une expo avec Lise » je lui ai dit « oui » et il m’a dit « tu vas la montrer où ? », « eh bien au Confort Moderne, avec toi ». (6)Et là commence l’exposition Apocalypstick.

Vue de l’exposition « Apocalipstick », Lise Haller Baggesen au Confort Moderne, 2023. Curators: Kathy Alliou & Yann Chevalier

Apocalypstick

Apocalypstick

Sur toutes les anatomies

Ma bouche se dessine en décalcomanie

Apocalypstick

Apocalypstick

Apocalypstick se décline comme un paysage, une épreuve géologique, en couches, et, à certains égards, empreinte d’une sorte de romantisme. Un paysage aussi mental que social, travaillant la vacuité d’un monde en déshérence, littéralement, celui des confinements, écho aux vides d’une existence qui se débat dans ses représentations, ses constructions, ses interprétations, ses idées et dont un des nœuds est la notion de « mère » (7). Alors qu’encore aux études (8), Lise devient maman. Elle intitulera sa thèse : « Mothernism ». Mothernism est une réponse au rejet, dans le discours féministe et queer, de la discussion sur la maternité (et d’autres formes de parentalité) qui, dans une certaine mesure, écrirait que les mères artistes ou universitaires sont des femmes au foyer ennuyeuses qui ne sont plus dignes d’être des féministes critiques. Mothernism est bien plus qu’une étude critique. C’est un roman initiatique, essentiel, séminal ou, mieux, comme l’autrice l’entend, Mothernism est une chanson, une chanson sur la maternité, le féminisme, le disco, l’art. Une chanson des corps, des espaces et des idées que nous avons à habiter, pour aller dedans et en sortir, pour passer au travers, un chant de protestation et d’espoir (9)et ça parle des autoroutes allemandes, de Donna Summer, de la Cicciolina et de Mies Van der Rohe – oui Lise Haller Baggesen est ma nouvelle autrice-artiste préférée – puis Bowie, Allan Sekula ou les Smith… dans ce roman épistolaire qui reproduira une série d’échanges avec sa maman et sa sœur. De la même manière pour l’exposition, qu’elle prépare avec sa fille, Lise motive un « chœur » à la fois pour se multiplier, se déployer, exercer son travail dans une rencontre sinon tactique d’une profonde intimité, généreuse, éclairée, de vie, et convoquant dans le même temps une sorte d’instance spectrale, une vaste sororité,  déjà figurée dans les rapports qu’elle exerce avec ses proches mais plus multiple encore, plus pieuvre encore. Quelque chose qui est à la fois elle-même et qui la dépasse. Un brouillard électrique d’intensités et de passions, de heurts, de décharges, d’enthousiasmes, d’exaltations, de conflits. Comme ce qui se dit dans le texte de présentation de l’exposition « Maternar » (10) : Notre concept de « maternage » n’a rien à voir avec une condition biologique ou ontologique : il s’agit d’une action de soin et de soutien. Elle exige des relations qui, au-delà du débat sur le lien entre le productif et le reproductif, s’ouvrent à des actes de production : d’affects, de significations, de rôles, de droits, d’échanges, de vie (11) et comme l’écrit Claire Fontaine dans le catalogue : L’essentiel est qu’un nouveau pacte entre les genres est sur le point de naître parce que l’ancien n’est plus acceptable, une nouvelle éducation sentimentale s’écrit entre les corps et change la texture de notre présent. (12)

Vue de l’exposition « Apocalipstick », Lise Haller Baggesen au Confort Moderne, 2023. Curators: Kathy Alliou & Yann Chevalier

Tout ce que j’aime et que je touche

Du bout des lèvres garde l’empreinte de ma bouche

Apocalypstick

Apocalypstick

Apocalypstick

Apocalypstick

Apocalypstick

Si nous pouvons regarder l’exposition sur ce premier fil, d’un « maternalisme » – merde mon correcteur voulait écrire « paternalisme » et c’est pas ça, no, no, no, no, ça n’a rien à voir, n’essayez pas de faire écho à paternalisme en traduisant mothernism – éloignée des représentations hétéronormées de la Marie, pour le dire vite, le fil de l’environnement, du paysage, en est un autre. D’abord le paysage en peinture où, présentes dans l’exposition comme œuvres, dans ce que ça montre de l’élaboration d’un ouvrage, les palettes sur toiles incarnent l’outil-document-œuvre « primitif » du travail. Plus loin, Kathy m’apprend également que canevasing, ou quelque chose d’approchant, a à voir avec la manifestation, avec le fait de brandir des panneaux dans la rue. Et sur ces peintures Lise Haller Baggesen manifeste, littéralement, certaines paroles qu’elle tire des chansons, exactement comme dans son livre, certaines paroles qui l’on traversée, qu’elle retient en travaillant à l’atelier. Une dimension politique, dans le sens de l’expression de soiPour en revenir à l’exposition, ces scènes de genre, du paysage, qui s’incarnent dans le cadre de la peinture, la fenêtre sur le monde, puis dans le fait de quitter l’atelier pour aller peindre « dehors » nous l’avons développé à l’immensité du lieu comme une grande installation. (13) Ce rapport au paysage est emblématique d’un rapport à l’environnement, au sens large, de ce que cela évoque dans nos rapports à l’écologie et, si nous pouvions filer ici la métaphore de la boucle ou, mieux, d’un ensemble de boucles, plus loin que l’écologie, d’un rapport à l’autre, d’un rapport à ce qui est autre. Mais Lise, et c’était son crédo dès le départ, elle voulait apocalypstick, cette référence pop française (14) et en même temps, sorte de conflit interne dans les termes même, apocalypse, lipstick. (15)

Apocalypstick

Apocalypstick

Rouge de vamp’ ou de vampire

C’est avec ce crayon que s’inscrit mon délire

Apocalypstick

Apocalypstick

Apocalypstick

Apocalypstick

Dans cette figure de style, cette sorte de paradoxe, il y a quelque chose qui peut confiner à l’absurde, dans la mesure où les termes sont tellement opposés et pourtant, cette apparente contradiction, aujourd’hui, n’existe plus, au contraire, ce qui alors était rangé dans des catégories antagonistes, il n’y a plus rien d’absurde à les réunir, cela participe de l’hybridation du monde. (16) Et dans ces couches de lecture que peuvent susciter l’exposition, il y a cette idée, déclarée, de frivolité. Frivolité qui se dit de ce qui a peu de sérieux, d’article de parures, de choses futiles. Et pour autant, c’est bien sous cette enseigne que se construisent des personnalités, des interprétations, des existences, des glissements sociaux plus ou moins poussés au travers du costume, des parfums, des maquillages, des poses. C’est bien là un des endroits d’où l’on parle, un des espaces qui participe de l’invention de soi tout en travaillant un imaginaire commun, avec en fond, cet espace d’enthousiasme jovial, celui de l’expression, si frivole et si profond à la fois, ou l’on parle de rapports à la beauté, d’éclairer ce monde de choses colorées et jouissives, une putain d’aube au milieu de la nuit ou de danser à la campagne pendant des heures, qu’importe, de baiser avec l’oncle bourré à Noël oude  chier dans une voiture de police, qu’importe. S’inventer, se réaliser, est une dépendance, aux autres, au monde, à ce que l’on traverse. Toujours seule, seul, jamais unique. 

Une grande peinture prom dress jaune fait soleil dans le mur du fond et de l’autre côté, une de ces robes bleu nuit fait lune. Une ligne d’horizon, dans l’accrochage, coupe l’espace coloré en saisons par les œuvres qui travaillent en haut et en bas de cette ligne comme si nous étions enclavés dans un paysage déréalisant, avec des sculptures champignons, robes habitées de corps fantômes, habitées d’un hors champ spectral, celui de l’âme humaine, bouleversée, intense, à l’hypothèse joyeuse, celle d’une possible transformation des individus, des corps, de l’espace, du vers au papillon.

L’exposition relève de magnifiques complexités, rappelons seulement que cosmétique trouve son origine dans cosmos, et rien que ça nous donne un peu de l’ampleur de ce que Apocalypstick engage auprès des visiteurs et visiteuses de l’exposition

Lise Haller Baggesen, WIP [BALL OF YAWN] 2020

Apocalypstick

Apocalypstick

Apocalypstick

Apocalypstick

Apocalypstick

Un soir de juin 2018 à Poitiers, avec Yann Chevallier et Vava Dudu et Lise et juste avant que La Chatte ne monte sur scène, il est déclaré qu’un nouveau parti pan-européen devait se créer, qu’il se créerait sur le dance floor et que ce ne serait jamais un parti mais un party ! Le PESPY. Le Pan Européen Socialiste PartY. Certains théoriciens de l’art, notamment, ne sachant pas ce qui vient après le « contemporain » ont émis l’hypothèse que les années 90 ne se sont jamais terminées. Mais elles se sont terminées, de manière abrupte et spectaculaire, lorsque les tours jumelles du World Trade Center se sont effondrées et que les vannes ont été ouvertes aux émotions refoulées, à la paranoïa, à la xénophobie et à un patriotisme mal placé. En regardant en arrière pour regarder en avant, qu’avons-nous cru qui nous libérerait dans les années 90 ? Que l’art nous libérerait ? Que la musique nous libérerait ? Que la pornographie nous libérerait ? Que la science nous libérerait ? Que la technologie nous libérerait ? Peut-être que naïvement nous répondrons oui à toutes ces questions. Au moins, nous nous préoccupions de libération. (17)

Cette exposition est la dernière que co-curate Yann Chevallier dans ce lieu et marque la fin d’une des histoires du Confort Moderne, celle qu’il a écrite pendant une vingtaine d’années, comme curateur d’abord, comme directeur ensuite. Emblématique de son parcours ponctué d’un important nombre d’expositions de femmes, dont Ann Craven, Georgina Starr, Elke Kristufek ou Rita Ackermann, pour ne citer qu’elles, de révélations, comme lors des expositions Colateral (18), 2010, Angel Blood, 2003 ou Rupture des évidences, 2005 (19) et les révélations de jeunes scènes, parfois françaises, de Davide Ballula à Arthur Belhomme aka Agir Bizarrement, en passant par Laurent Le Deunff, Èmilie Pitoiset ou Les Bell’s Angels, IUD ou les Sleaford Muds, Rza, Harmony Korine ou Spencer Sweeney, des critiques d’arts telle qu’Ingrid Luquet Gad, qui a participé activement de la vie intellectuelle du lieu,

 des centaines de personnes ont serré, oui, comme « serré dans les bras », le Confort Moderne. Pas seulement parce que Yann Chevallier a signé la transformation du lieu, qui est passé de friche culturelle à centre d’art international sous sa conduite, mais parce qu’il a soufflé l’esprit de ce lieu, celui ou « l’art et la vie confondue » ne sont pas des termes vains. On connait de Yann sa passion pour les arts, la musique, la mode, la fête et ce que nous sommes beaucoup, grâce à Yann Chevallier, à avoir vécu là, et qu’Apocalypstick relève parfaitement, c’est le fait de participer à quelque chose en train de se faire, c’est le fait d’appartenir, et volontiers, à quelque chose qui nous dépasse. 

En vous remerciant (20), 

Apocalypstick

Apocalypstick

Apocalypstick

Apocalypstick

Apocalypstick

Apocalypstick

Vue de l’exposition « Apocalipstick », Lise Haller Baggesen au Confort Moderne, 2023. Curators: Kathy Alliou & Yann Chevalier

1 : Mothernism, Lise Haller Baggesen, Green Lantern Press, Chicago et Poor Farm Press, Oak Park, 2014
2 : Gone with the Wind (Autant en emporte le vent), Victor Fleming, USA, 1939
3 : Mary Todd Lincoln, née Mary Ann Todd (1818-1882) est la première dame des États-Unis de 1861 à 1865 en tant qu’épouse d’Abraham Lincoln. 
4 : Apocalypstick est le titre de l’exposition de Lise Haller Baggesen, sous le commissariat de Kathy Alliou, au Confort Moderne de Poitiers, du 23 juin au 29 octobre 2023. Un livre est en préparation. « Apocalypstick » est le titre d’une chanson écrite par Serge Gainsbourg et interprétée par Jane Birkin en 1978. 
5 : Tainted Love (Le Club Mix) Villa Arson, Nice, 2019, curateur : Yann Chevallier
6 : entretien avec Kathy Alliou, commissaire de l’exposition, dimanche 1 octobre.
7 : Lise Haller Baggesen dissocie le rapport à la maternité de la seule relation mère-enfant et invite celles qui ont ou non une expérience de la maternité à se reconnaître dans d’autres expériences féminines : Les relations fille-mère-fille et les relations entre sœurs. Certaines lettres, notamment dans le chapitre intitulé « Mother of Reparation », n’ont pas de destinataires précis, mais s’adressent plus directement et plus largement aux lecteurs.
Pour l’artiste, l’expérience de la maternité peut aussi être une source de savoir, un savoir situé, accessible à la spéculation pour faire partie d’un ordre symbolique encore majoritairement dominé par des référents masculins, ce que les termes neutres ou académiques ont pu occulter. Le « maternalisme », en tant qu’état d’esprit et manière d’être dans et au monde, est ouvert à tous, sans obligation d’être soi-même mère. 
Kathy Alliou, dans : L’émergence de nouvelles formes de subjectivité maternelle (die entstehung neuer subjektivitätsformen von Müttern), Kunsthalle Mannheim, 2022.
8 : Née en 1969, Lise Haller Baggesen réalise un bachelier en peinture à Akademie voor Beeldende Kunsten, Enschede, au Pays Bas de1992 à 1995 et un master en Visual and Critical Studies à la School of the Arts Institute of Chicago, Chicago, usa de 2011 à 2013. 
9 : in « mothernism », op cit, p. 26
10 : Mothering. Between Stockholm Syndrome and Acts of Production, MUAC, musée d’art contemporain de l’université de Mexico, 20.11.2021 — 01.07.2022
« Our concept of mothering has nothing to do with a biological or ontological condition: it is the action of care and support. It demands relationships that—beyond the debate on the connection between the productive and the reproductive—open up to acts of production: of affects, of meanings, of roles, of rights, of exchanges, of life. » 
11 : introduction à « maternar », op cit, Helena Chávez Mac Gregor, Alejandra Labastida, curatrices.
12 : Claire Fontaine, Raising the uprising, p.133, in Maternar, op cit, catalogue. « What is essential is that a new pact between genders is about to be born because the old one is no longer acceptable, a new sentimental education is writing itself between the bodies and it is changing the texture of our present. » Remierciements à Dorothée Dupuis pour la référence.
13 : idem 6
14 :  Jane Birkin,, op cit, in 4
15 : idem 13
16 : idem 15
17 : Lise Haller Baggesen, in www.lisehallerbaggesen.org, reading room. dans la section essais, the dream of the 90’s is alive in Poitiers : « It has been speculated (notably by art-theoreticians who can not figure out what comes after “contemporary”) that the 90s never ended. But they did, abruptly and spectacularly, when the World Trade Center’s Twin Towers crumbled and floodgates were opened to pent-up emotions of paranoia, xenophobia, and misplaced patriotism.  (…) Looking back to look forward, what did we believe would liberate us in the 90s?  That Art would liberate us? That Music would liberate us? That Porno would liberate us? That Science would liberate us? That Technology would liberate us? Perhaps naively yes to all of the above. But, at least we gave a shit about liberation » 
18 :  https://www.zerodeux.fr/reviews/collateral-au-confort-modderne/
19 : https://www.artpress.com/2005/12/01/rupture-des-evidences-les-vingt-ans-du-confort-moderne-le-confort-moderne-poitiers-24-septembre-11-decembre-2005/
20 : comme dirait Vava Dudu

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Head image : Vue de l’exposition « Apocalipstick », Lise Haller Baggesen au Confort Moderne, 2023. Curators: Kathy Alliou & Yann Chevalier

  • Publié dans le numéro : 104
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