r e v i e w s

Amalia Pica, One Thing After Another

par Julie Portier

La Criée, Rennes, du 5 juin au 17 août 2014

Des carrés, des triangles, des cercles, en plexiglas rouge, jaune, bleu, vert, orange. Au musée Tamayo de Mexico, pour l’exposition A∩B∩C, cette composition géométrique abstraite en kit disposée le long des murs blancs a tout l’air d’un art du display, celui qui se complait parfois dans la célébration ornementale du vocabulaire formel des avant-gardes révolutionnaires. Formel, l’art d’Amélia Pica l’est ; en témoigne sa très belle exposition à La Criée à Rennes, la première en France de l’artiste londonienne d’origine argentine. Mais l’héritage esthétique des avant-gardes ne se traduit pas chez Pica dans un effet de surface contemplatif. Le matériau semble justement choisi pour cette double qualité de surface, miroitante et transparente : il réfléchit le réel tout en permettant de le (re-)voir à travers son filtre, et cette caractéristique physique pourrait déjà donner la définition d’un art politique.
À Rennes, « One Thing After Another » s’ouvre sur un ensemble d’élégantes sculptures proposant ces mêmes éléments géométriques en plexiglas coloré, suspendus sur des armatures métalliques noires qui leur donnent un air de mobilier De Stijl émancipé.

Légèrement mus par la brise provenant de la porte grande ouverte du centre d’art, ces mobiles stationnaires s’adonnent à d’irrésistibles jeux de reflets avec la ville et offrent de multiples visions colorées de l’espace d’exposition. Les curiosités translucides sur pattes se reflètent à leur tour dans les deux plaques complémentaires qui délimitent la scène, une fenêtre orange, l’autre bleue, à travers laquelle on aperçoit le film tourné pendant l’épisode précédent, dans la salle du musée Tamayo à Mexico.

Réalisé en collaboration avec le cinéaste Rafael Ortega, ce film montre les formes géométriques dissociées dans le white cube, au repos, ou plutôt en attente d’entrer en scène, quand sur la base de l’abstraction pure va s’élaborer le code d’un nouveau langage universel. Avec des gants blancs et la délicatesse de vitriers, des performeurs se saisissent des formes à l’arrière-plan pour venir les présenter au public dans un certain ordre. Une fois la suggestion de présentation effectuée, les corps se dispersent puis d’autres prennent place pour former de nouvelles compositions furtives qui finissent par éveiller le soupçon d’une logique cachée sous cette chorégraphie muette et coquettement absurde. En effet, chaque figure collective est nommée sur la bande-son par des locutions étrangères à toute langue, «Marmila », « Mirediro », « Remoromi », noms de codes qui, en vérité, donnent la traduction phonétique de ces phrases visuelles, selon un système qui attribue une consonne à chaque couleur et une voyelle à chaque forme.

Si l’appropriation du codage et des systèmes de correspondance son-image est souvent le moyen d’aboutir à un forme abstraite déduite, chez Pica, il s’agit de considérer la portée politique du motif de la communication et, plus particulièrement, de la communication cryptée, l’écoute secrète ou les canaux alternatifs. Cet intérêt est à relier au souvenir d’un climat social coercitif sous la dictature en Argentine, auquel fait indirectement référence Venn Diagramm (Under the Spot Light) (2011), présenté à la 54e Biennale de Venise. L’installation illustre la théorie des ensembles par deux projections de cercles colorés entrecroisés. Ce troisième espace créé par le chevauchement de deux surfaces indépendantes est la zone d’un rassemblement possible, l’espoir d’une action commune, en tout cas le risque sérieux d’un soulèvement pour le régime qui a banni ce schéma des manuels scolaires. Quand Pica reprend la leçon et force le trait pédagogique avec une certaine dose d’humour (« une chose après l’autre »), elle pointe clairement l’urgence de se réapproprier cette zone de débat et de construction collective, celle qui se produit à chaque figure improvisée par les performeurs. Leur geste, plutôt flegmatique en apparence, contiendrait le germe d’une révolution. Une fois encore, l’œuvre insiste sur l’enjeu politique de l’usage d’un langage commun, moins pour son efficacité à transmettre une information (d’où l’évocation de signaux à faible portée) que pour sa nécessité en tant que facteur de « rassemblement » : un discours directement transposable au sujet de l’art quand il est aussi clairement (bien qu’ironiquement) assimilé à un langage a priori déchiffrable par tous. Ainsi l’œuvre supporte elle-même la métaphore de l’art et la revalorisation de son enjeu social. Cela fait particulièrement sens dans le réemploi du vocabulaire formel des avant-gardes qui, malicieusement encore, mime une formule nostalgique pour adresser des vœux au futur.

La puissance des sculptures nommées Marmila, Mirediro ou Remoromi, dans la salle centrale, réside dans cette ambivalence, entre passé et futur, hésitant entre une humeur nostalgique et l’incarnation d’un acte politique, ou encore entre leur nature mobilière et sculpturale, leur autonomie ou leur subordination — tous ces portants où sont suspendues les formes géométriques percées d’œillets rejouent les compositions survenues dans les performances. « Mémoriaux » précaires et sublimes de la coordination fugace des volontés individuelles porteuse d’une action collective, ces agencements portent aussi la mémoire de ce court instant où les abstractions forment une phrase lisible, un instant soudain où le non-sens (du monde) fait sens et permet de repousser l’horizon. Ce sont ces instants de lisibilité qu’Amalia Pica cherche à fixer.