r e v i e w s

Adrien Missika, Amexica

par Patrice Joly

Adrien Missika au centre culturel suisse, Paris, du 25 avril au 13 juillet 2014.

Se servir d’un drone en 2014 pour produire des vidéos d’artiste n’est pas anodin : alors que l’emploi de cette nouvelle technologie se développe de manière exponentielle, ce qui fait dire à l’artiste que « d’ici cinq ans, soit il y aura des drones partout, soit ce sera tellement réglementé que l’on ne pourra plus les utiliser [1] », son utilisation à des fins militaires suscite de nombreuses controverses philosophiques et morales. Le livre de Grégoire Chamaillou, Théorie du drone problématise très clairement l’utilisation de cet engin télécommandé que d’aucuns surnomment l’« arme des lâches », arguant que ce dernier transforme en profondeur notre rapport à la guerre du fait que le « combattant » actionne à distance une arme létale sans encourir le moindre danger en retour, ce qui a comme conséquence que « la guerre, d’asymétrique qu’elle pouvait être, se fait absolument unilatérale. Ce qui pouvait encore se présenter comme un combat se convertit en simple campagne d’abattage [2]. »

Le travail d’Adrien Missika n’apporte pas de réponse directe à la question éthique posée par l’utilisation des drones dans les « nouveaux » conflits, pas plus qu’il ne cherche à apporter de solution au problème de la traversée de la frontière entre le Mexique et les USA, il ne fait apparemment que « survoler » ces deux sujets sensibles mais il se peut qu’il apporte de l’eau au moulin des dénonciateurs d’une banalisation de ce prédateur [3]; comme le dit encore Chamaillou dans l’introduction de son essai, l’utilisation des drones va à l’encontre des représentations habituelles que l’on se fait d’un conflit armé, impliquant nécessairement l’idée de bravoure et de réciprocité dans le danger, et les rend caduques. On assiste dès lors à la disparition du soldat en tant que personne et à sa transformation en simple cible : les vidéos de Missika participent d’une certaine manière – relative, sensible et non frontale – de la critique d’une idéologie au même titre que le livre de Chamaillou s’attaque au bien-fondé d’arguments avancés par les philosophes de l’éthique militaire qui recoupent des éléments de langage utilisés par les marchands d’armes et autres porte-paroles des forces armées destinés à « assurer l’acceptabilité sociale et politique de cette arme [4] ».

Adrien Missika, We Didn’t Cross The Border, The Border Crossed Us , 2014. 16 photographies noir et blanc, impression laser, 48 x 34 cm, édition de 1/5 - courtesy galerie Bugada & Cargnel, Paris (gauche) / Vue de l’exposition au centre culturel suisse, vidéo : Saving an agave, 2014 (droite).

Adrien Missika, We Didn’t Cross The Border, The Border Crossed Us , 2014. 16 photographies noir et blanc, impression laser, 48 x 34 cm, édition de 1/5 – courtesy galerie Bugada & Cargnel, Paris (gauche) / Vue de l’exposition au centre culturel suisse, vidéo : Saving an agave, 2014 (droite).

La dimension politique de ces récents travaux de l’artiste se situe principalement au niveau lexical : la création du néologisme « Amexica » (titre de l’exposition), qui désigne un ensemble imaginaire composé des USA et du Mexique, fait état de l’artificialité profonde de la séparation entre les deux pays. L’artiste nous rappelle que ce n’est qu’en 1854, avec le rachat de territoires mexicains, que les États-Unis ont englobé ce qui correspond aujourd’hui à l’Arizona. Les vidéos issues de ses survols perpétrés en toute impunité au-dessus de la frontière mettent en évidence l’impressionnante continuité paysagère de part et d’autre de l’obstacle, sauf en ce qui concerne l’urbanisme des métropoles mexicaines, dont les bidonvilles démesurément étendus tranchent radicalement avec l’impression de richesse des villes américaines. Le comble de cette impression d’artifice se situe peut-être dans cette image finale de la série de films où l’on voit le mur littéralement plonger dans le Pacifique. Outre la production d’un format totalement inédit dans le genre, avec des variations d’angles de vue ahurissantes et le subit passage d’une position zéro à une élévation conséquente, c’est la sensation « icaresque » éprouvée lors du visionnage de ces vidéos qui est la plus frappante, l’impression de pouvoir voler de ses propres ailes ou, comme le dit l’artiste, d’être « libre comme un oiseau ». A contrario de l’œil armé de l’engin de guerre se dégage ici une sensation pacifique et contemplative, comme si la technologie du drone était ramenée à sa finalité première, purement scopique. La deuxième occurrence lexicale correspond à l’appellation de « coyote » donnée au drone (As The Coyote Flies, 2014), qui renvoie dans la langue des migrants aux passeurs de la frontière mexicaine. En inversant, dans le langage, la destination de l’engin pour lui donner une connotation clandestine, on agit directement sur la fonction imaginaire en le faisant littéralement « changer de camp ». Certes, l’artiste n’est pas le seul à envisager une utilisation pacifique des drones, et la multiplication de leurs usages domestiques témoigne d’un plébiscite en faveur de ce petit engin : où le travail de l’artiste se fait plus incisif, c’est lorsqu’il détourne un usage consacré et, en lui faisant survoler une barrière sensible et surprotégée, démine la brutalité d’un discours d’exclusion – celui de l’intangibilité de la frontière, de la répartition des richesses, de l’illégitimité de la libre circulation, etc., – qui, pour exister dans le réel, doit avant tout exister dans le langage et dans les représentations [5].

Adrien Missika, As The Coyote Flies, 2014. Vidéo HD couleur avec son transféré sur Blu-ray, 14’35’’ - courtesy galerie Bugada & Cargnel, Paris.

Adrien Missika, As The Coyote Flies, 2014. Vidéo HD couleur avec son transféré sur Blu-ray, 14’35’’ – courtesy galerie Bugada & Cargnel, Paris.

La deuxième partie de l’exposition est plus spécialement dédiée à la flore de ces contrées désertiques et à certains parmi les plus remarquables de leurs spécimens, les agaves et les cactus : moins connotées politiquement a priori, ces pièces témoignent d’un intérêt récurrent de l’artiste pour les végétaux et prolongent ce voyage en Amexica. We Didn’t Cross The border, The Border Crossed Us est une série de photos de saguaros détourés, en noir et blanc, dont le titre fait directement référence au film de Roberto Rodriguez, Machete, dans lequel il est question de personnes qui changent de nationalité selon les déplacements de la frontière. Ici la métaphore est claire : les cactus étaient mexicains avant que la nouvelle frontière ne les rendent américains. Le détourage sert à préserver l’identité de la plante lorsque le fond – les aléas de l’histoire – se déplace en emportant avec lui les habillages nationaux. Saving The Agave est une vidéo en boucle d’une vingtaine de minutes qui montre l’artiste s’essayant en vain à tailler la hampe d’un agave americana, plante nationale du Mexique à partir de laquelle on produit le mezcal et la tequila, et qui peut vivre jusqu’à cent ans si on l’empêche de fleurir justement en sectionnant sa hampe : ce qui semblait au départ un geste barbare d’irrespect envers la nature apparaît au final comme un geste empathique d’autant plus touchant que l’échec se rejoue à l’infini…

  1. Entretien avec Adrien Missika, Le Phare n°17, revue du centre culturel suisse.
  2. Grégoire Chamaillou, Théorie du drone, Paris, La Fabrique, 2013, p. 24.
  3. Predator est le modèle de drone le plus utilisé par l’armée américaine.
  4. Grégoire Chamaillou, op. cit., p. 30.
  5. « La barrière États-Unis Mexique met donc en scène un pouvoir souverain et un contrôle qu’elle n’exerce pas ; elle s’inscrit dans le tissu d’une règle de droit en suspens et d’une politique de dépense fiscale qui n’a de comptes à rendre à personne ; elle sème le crime et la mort ; elle est une icône de ce mixte d’érosion de la souveraineté et de xénophobie ainsi que d’exacerbation du nationalisme, de plus en plus répandu dans les démocraties occidentales », Wendy Brown , Murs, Paris, Les prairies ordinaires, 2009, p. 52.

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