r e v i e w s

A World Not Ours

par Aude Launay

La Kunsthalle, Mulhouse, 1.06 —27.08.2017

Hormis l’admirable Love Story1 de Candice Breitz qui a fait résonner cet été de voix de migrants le béton de la galerie KOW et le pavillon sud-africain de l’Arsenale, bien peu d’œuvres s’attachent aux témoignages réels de ces personnes pour lesquelles le voyage est une nécessité, une question de survie. Des voix auxquelles la curatrice Katerina Gregos a elle aussi souhaité donner un écho dans son exposition « A World Not Ours » dont la Kunsthalle de Mulhouse — une ville dont la population est à 25% issue de l’immigration— accueillait ces derniers mois le second volet. Après s’être plutôt concentrée, lors du premier volet2, sur les causes de ce que l’on appelle pudiquement ces « déplacements de populations », elle propose cette fois-ci un regard sur les suites de ces migrations forcées. Près d’1% de la population mondiale est aujourd’hui déraciné : 65,6 millions de personnes, soit l’équivalent des habitants du Royaume-Uni, presque de ceux de la France. S’il s’agit pourtant du chiffre le plus élevé jamais observé3,  de la concrétude de la situation de ces individus, nous savons généralement bien peu. Que se passe-t-il lorsqu’ils ont atteint leur « destination » ? C’est en réunissant des artistes soit eux-mêmes réfugiés, soit originaires de pays dont la situation a poussé nombre de leurs ressortissants à l’exil, qu’« A World Not Ours » aborde ce sujet.

Taysir Batniji, ‘No Condition is Permanent’ (detail), 2014. Savons gravés, 9 x 6 x 4 cm chq. Courtesy Taysir Batniji ; Sfeir Semler Gallery, Hamburg/Beirut.

Tandis que la simple et puissante littéralité de l’empilement de savons gravés en arabe des mots signifiants No Condition is Permanent de Taysir Batniji évoque dans un même mouvement la finitude de l’homme (comme de toutes choses) et son irrépressible espoir de jours meilleurs, et que font de même les reproductions en verre des clés de sa maison de Gaza qu’il quitta il y a plus de dix ans déjà, c’est sans doute A Room with a View (2017) de Tanja Boukal qui, au plus près du réel, nous frappera le plus au niveau émotionnel. Ce panorama —au sens artistique classique de la disposition circulaire d’une représentation plaçant le spectateur au centre — dans lequel on pénétrerait presque sur la pointe des pieds offre une vue simple : un tout petit appartement sommairement meublé, sur les murs et les diverses surfaces planes duquel ont pris place des textes qui semblent presque des poèmes. Il s’agit des souhaits quant à leur avenir de cinq demandeurs d’asile résidant pour l’instant à Mulhouse. Avec quelques mots revenant comme un leitmotiv chez chacun : I want to live in peace. Tout près, les lois rêvées des participants aux ateliers de Stine Marie Jacobsen (Law Shifters, 2017) se parent d’un langage juridique réel pour évoquer un système légal qui prendrait plus directement en compte les questions d’immigration et de frontières. Aidés dans la rédaction par un juriste, ces Mulhousiens peut-être temporaires inscrivent eux aussi noir sur blanc des idées pour un monde plus d’actualité, pour un monde qui n’oublierait pas que les êtres ne se définissent pas avant tout par ce qui est inscrit sur leur passeport.

Tanja Boukal, ‘A Room with a view’ (détail), 2017 © La Kunsthalle – photo : Sébastien Bozon

D’inscrire, il est aussi question dans l’austère Now Eat My Script (2014) de Mounira Al Sohl, film à la narration posée en surtitre sur des images à la cruauté relativement « domestique » (principalement des carcasses d’animaux et autres écorchés de boucherie) qui entremêle diverses anecdotes dont le souvenir d’une mère émigrant du Liban avec des chocolats After Eight car on n’en trouvait pas en Syrie et que « le chocolat là-bas n’était pas si bon », en 1989, et l’histoire d’une tante émigrant maintenant en sens inverse ; méditation sur l’impossibilité de capter le traumatisme (l’enregistrer soi-même ne peut réellement se faire à cause de l’état de choc et, si on le capte chez les autres, cela devient du voyeurisme), d’en représenter la violence, qui se fait métonymie de la manière de l’exposition à savoir l’évitement d’images tire-larmes. Les représentations, les choses sont ici agréables ou, en tout cas, aucune ne montre l’au-delà de ce dont elle parle hic et nunc, nous sommes ici dans le temps présent ; la fuite, la guerre, l’horreur ne sont — il est bon de le rappeler— qu’une partie de l’histoire. Et si la vidéo Volga (2015) d’Aslan Gaisumov qui clôt le parcours figure un exil par le tassement de vingt-et-une personnes dans une même voiture — rejouant ici celui de l’artiste et de sa famille en 1995, lors de la première guerre de Tchétchénie —, elle le fait sur fond presque « neutre », dans un paysage presque « vide », un champ déserté dans lequel rien n’est cultivé. Ce dépouillement semble finalement générer une plus grande empathie que son pendant sensationnaliste par la plus grande proximité qu’il permet avec les personnes / personnages dont l’histoire nous est racontée.

Mais l’empathie n’est bien évidemment pas le seul enjeu ici, tordre le cou aux idées toutes faites l’est forcément aussi, ce que les recoupements de données peuvent très bien faire (dans un sens ou dans l’autre, s’entend, car ainsi que le rappellent très justement les architectes-artistes Diller Scofidio & Renfro « aucun ensemble de données n’est neutre »). Leur visualisation (créée en collaboration avec une équipe d’artistes, statisticiens et scientifiques) des chiffres liés aux mouvements de population (données de 1990 à 2014) offre une historicisation de ces phénomènes qui les remet singulièrement en perspective. Pour exemple, les répercussions financières des migrations sur les pays en développement qu’ils citent : « en 2014, les migrants ont envoyé 389 milliards d’euros dans les pays en développement », soit « une somme trois fois plus importante que celle apportée par l’aide internationale ». Et, si l’on s’en réfère à la « poésie » de l’un des tout derniers épisodes des regrettées Juice Rap News présenté dès l’entrée de l’exposition : « les immigrants forment collectivement la plus grande nation du monde […] dont la moitié sont des enfants ».

1 Candice Breitz, Love Story, KOW, Berlin, du 29 avril au 30 juillet et pavillon de l’Arique du Sud, biennale de Venise, du 13 mai au 26 novembre 2017, après avoir été présentée l’an passé au Kunstmuseum de Stuttgart.

2 « A World Not Ours », Art Space Pythagorion, Samos, du 5 août au 15 octobre 2016.

3 Selon un rapport publié par le HCR, l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, le 19 juin 2017.

* Avec Azra Akšamija, Taysir Batniji, Tanja Boukal, Ninar Esber, Aslan Gaisumov, Mahdi Fleifel,
Stine Marie Jacobsen, Sven’t Jolle, Sallie Latch, Éléonore de Montesquiou, Giorgos Moutafis, Marina Naprushkina, Juice Rap News, Somar Sallam, Mounira Al Solh, Diller Scofidio & Renfro, Mark Hansen, Laura Kurgan & Ben rubin en collaboration avec Robert Gerard Pietrusko et Stewart Smith.

L’exposition est coproduite par la Fondation Schwarz.

(Image en une : Juice Rap News episode 34, “Immigrants! Featuring Donald Trump and Tony Abbott”, 2015.  Journal télévisé en ligne, 7’ 09”.  Courtesy Juice Rap News)


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